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Le Nouvel Obs (site web)
samedi 14 juin 2025 1614 mots
« En France comme en Israël, beaucoup de juifs de gauche sont tombés dans un piège »
« En France comme en Israël, beaucoup de juifs de gauche sont tombés dans un piège »
En 2024, le philosophe Daniel S. Milo disait sa « honte » d'être citoyen d'un pays pilonnant Gaza. Alors qu'Israël bombarde l'Iran, il analyse ce qu'il nomme la « cécité », notamment des personnalités juives.
« J'éprouve une honte, lancinante, terrible, pour ce que mon pays fait ». Le 21 mars 2024, le site du « Nouvel Obs » publiait une tribune brûlante de Daniel S. Milo, philosophe israélien qui a longtemps enseigné à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS) à Paris. Cette tribune disait sa tristesse, son dégoût pour Tsahal, devenue « une armée médiocre », et pour le soutien d'une majorité de l'opinion israélienne au choix de pilonner les habitants de Gaza - une politique qui, écrivait-il, « assouvit une vengeance que rien ne saura apaiser ». Aujourd'hui, alors qu'une partie de l'opinion a évolué sur la politique pratiquée par Benyamin Netanyahou - ainsi, plus d'une centaine de personnalités, juives et non-juives (Boris Cyrulnik, Agnès Jaoui, Bernard Kouchner, Erik Orsenna, Sylviane Agacinski...) condamnent dans les colonnes du « Nouvel Obs » son « calcul cynique et dévastateur », entraînant à Gaza, « des pertes civiles massives, des situations de détresse et des destructions toujours plus intolérables » - Daniel S. Miloanalyse ce changement. En mars 2024, vous avez publié sur notre site une tribune disant votre « honte » d'être ressortissant d'un pays massacrant les populations civiles de Gaza ? Vous sentiez-vous un peu seul, alors ? Daniel S. Milo Pas seul, mais extrêmement minoritaire. Heureusement, mes amis proches et mes filles partageaient mon effroi - l'une d'elles, ma cadette, s'est engagée, immédiatement après le 7 octobre [début des attaques du Hamas qui ont fait 1 200 morts parmi les citoyens d'Israël et enlevé 251 otages] dans des projets de coopération entre juifs et arabes. Mais le fait est que l'opinion israélienne a, à la quasi-unanimité, soutenu le projet sanglant et vengeur de Netanyahou. Tout le monde savait pourtant, depuis le début, que c'était une réaction de vengeance, pas de politique. Après le 7 octobre, moi aussi j'ai éprouvé un désir terrible de vengeance contre ces criminels. Et puis, vingt-quatre heures sont passées, et je me suis raisonné. Un Etat digne de ce nom n'a pas le luxe d'avoir le sang chaud. Il ne devrait jamais se laisser entraîner sur une pente aussi irresponsable. Alors j'ai fini par me résoudre à sortir de mon silence, et à publier cette tribune sur votre site.
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Quel a été son effet ? Aucun. Je suis philosophe, moi, un Mister Nobody pour l'opinion publique. Cette tribune aurait dû être écrite par des personnalités juives connues, pas par moi. Mais était-il si évident de penser ce que vous pensiez en 2024 ? Cela relevait du bon sens, oui, et pas en 2024 mais dès décembre 2023. Du moins, si vous appartenez au camp progressiste. Quand vous apprenez, deux mois après le déclenchement des opérations israéliennes, que des milliers de femmes, d'enfants, de vieillards à Gaza ont déjà péri sous les bombes déversées par votre pays, il n'y a pas à tergiverser : un minimum d'éthique suffit à comprendre que c'est une voie barbare, impossible à soutenir. Et, de surcroît, un minimum de sens stratégique vous enseigne que c'est une impasse, une absurdité. Qu'aurait-il fallu faire ? Le Hamas détenait plus de 200 otages israéliens, alors c'était le prétexte idéal pour proclamer que nous n'allions surtout pas bombarder Gaza, mais sans paraître faible, sans perdre la face. Il aurait fallu ensuite entamer des négociations, demander au Conseil de Sécurité de l'ONU de condamner le Hamas et démilitariser la bande de Gaza, et en profiter pour reconnaître l'Etat palestinien. Tout cela aurait pu, aurait dû se dérouler ainsi. Aujourd'hui, nous baignons dans le sang... Une cinquantaine d'otages sont morts sous des bombes israéliennes - et plus de 50 000 Gazaouis. Objectivement, nous sommes abjects.
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Que pensez-vous de la réaction des personnalités juives françaises de gauche après le 7 octobre ? [Soupir] C'est un sujet difficile... Beaucoup de gens très bien, dont certains que je considère comme amis, ont été horrifiés par ce qui est arrivé, et ils sont tombés dans un piège. Ce piège consiste à dire : « Il ne faut pas laver le linge sale en public... il ne faut pas faire le jeu des antisémites... ». Alors ils se sont tus. Ils ont opté pour la cécité volontaire face au projet génocidaire dès le départ. Et ce qui devait arriver arriva : leur silence a alimenté un antijudaïsme virulent, notamment auprès des jeunes musulmans français. Alors qu'en condamnant l'offensive israélienne dès le début de l'année 2024, ils auraient pu stopper ce regain de ce qu'on appelle trop facilement « antisémitisme ». Car ils auraient montré que leur humanisme ne tolère pas d'exception nationale et qu'en éthique, il n'y a pas de « pistonnage » ethnique possible. Mais voilà, beaucoup de juifs de gauche, qu'ils soient en Israël ou en France, craignent que le peuple juif ne disparaisse, notamment qu'ils se dissolvent dans la modernité et l'assimilation. Et ils se disent - ce qui est une funeste erreur - qu'il faut donc ménager les « vrais juifs », ceux qui « entretiennent la tradition ». C'est-à-dire les juifs les plus conservateurs, portant la kippa, allant à la synagogue, etc. Ils alignent donc leur sémantique sur celle de la droite - ils parlent par exemple de « Judée-Samarie » plutôt que des « territoires occupés » - et c'est le début de la fin. Donnez un doigt à la droite, elle vous arrache le bras. Mais comment considérez-vous les récentes évolutions d'un certain nombre de personnalités juives françaises, qui condamnent désormais avec fermeté les massacres à Gaza ? Ceux qui viennent de sauter dans le « train de la honte » en marche ont un coquet retard de quinze mois. J'ai envie de leur dire : trop tard, les amis. Comment expliquer ce que vous nommez la « cécité volontaire » d'une majorité d'Israéliens ? Comment se sont-ils laissés entraîner ? Ils sont sans doute tombés dans une forme de psychose, exactement comme les peuples d'Europe au cours de la Première Guerre mondiale. Vous savez, quand ils entendent les hymnes, voient les drapeaux, les peuples déclenchent en eux quelque chose de pavlovien. Ils ont envie de tuer leur voisin. Juste après le 7 octobre, les propos génocidaires étaient légion ici, dans les médias, sur les réseaux sociaux, etc. On entendait : « Il n'y a pas un seul Gazaoui innocent ». Tout le monde savait très bien ce qui allait se passer. Qu'est-ce qui explique cette « psychose » ? On voulait croire à un danger existentiel pour Israël. On affirmait qu'il s'agissait d'une nouvelle guerre de l'Indépendance. Alors que les terroristes du Hamas ont occupé une dizaine de kibboutzim pendant moins de dix heures... Quelle est la solution selon vous ? Le retrait des territoires occupés, tout bêtement. Vous savez, trois mois après la fin de la guerre des Six Jours [en 1967], un groupuscule d'extrême gauche qui s'appelait Matzpen [Boussole] a publié un manifeste sur l'occupation des territoires. Ce manifeste alertait sur les risques que cette occupation faisait courir au projet même d'un Israël démocratique. Ils ont écrit que, sans le retrait immédiat des territoires occupés, nous étions condamnés à long terme. Un slogan, « l'occupation corrompt », est né à cette époque. Je crois qu'il était d'une clairvoyance extraordinaire. Alors, voilà ce qui nous est arrivé : l'occupation a corrompu nos coeurs et nos âmes. Que va-t-il se passer, selon vous, dans les mois à venir ? Je vais énoncer une platitude vraie - la plupart des platitudes le sont - nous dépendons tous d'un psychopathe qui s'appelle Donald Trump. Si un jour, au sortir de la sieste, ce fou se dit : « J'en ai marre de Netanyahou », eh bien, en une semaine, la tragédie sera terminée. Fernand Braudel [historien, 1902-1985] ne croyait pas dans la figure du « grand homme » pour changer le monde. Il aurait été bien inspiré de se pencher sur la figure du fou, qui, parfois, a davantage de pouvoir que le grand homme, surtout quand il est le président de l'empire le plus puissant que l'histoire ait connu. Justement, voyez-vous un « grand homme » ou une « grande femme » pour tirer Israël de ce bourbier ? Pas un grand homme, juste un homme droit. Il me semble que Yaïr Golan, le leader de la gauche, pourrait - qui sait ? - être l'homme de la situation. Il y a neuf ans, en 2016, alors qu'il était encore chef d'état-major adjoint de Tsahal, il a eu le courage de comparer - lors d'un discours de la Journée de la Shoah, qui plus est - « les processus nauséabonds qui se sont déroulés en Europe en général, et plus particulièrement en Allemagne » dans les années 1930, et « des signes de cela parmi nous », Israéliens. Ajoutant « après tout, il n'y a rien de plus simple et de plus facile que de haïr l'étranger (...) de devenir bestial, d'oublier les principes et d'être content de soi ». Yaïr Golan a perdu son poste pour cette déclaration. Autre titre de gloire : le 7 octobre, il est parti tout seul, arme à la main, sauver six fêtards parmi les centaines massacrés par le Hamas. Alors, Golan n'est sans doute pas parfait, mais comme on dit chez nous, « il a le coeur à la bonne place ». Daniel S. Milo a demandé à ajouter un post-scriptum à cette interview, réalisée juste avant l'offensive israélienne contre l'Iran : « Si cette offensive parvient à éliminer le programme nucléaire de la République islamique, le monde risque de pardonner à Israël ses crimes contre le peuple palestinien. Je ne les pardonnerai pas. Non, je ne me pardonnerai pas. »
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