Inscription: 09 Juil 2007 12:54 Messages: 16378 Localisation: Paris
|
Un article de Mediapart sur Tepco
- Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
Vendredi, la NISA, l'Agence de sûreté nucléaire japonaise, a annoncé qu'elle classait l'accident de Fukushima au niveau 5 de l'échelle internationale INES (graduée de 0 à 7), soit un accident comparable à celui de Three Mile Island en 1979. L'évaluation de la NISA contredit certaines déclarations du gouvernement japonais qui a parlé de «rejets très importants» à l'extérieur de la centrale. Elle s'oppose à l'avis de l'ASN, l'autorité de sûreté nucléaire française, qui parle d'une catastrophe, classée niveau 6, «accident grave». Et à celui du secrétaire d'Etat américain à l'énergie, Steven Chu, pour qui Fukushima est «plus grave que Three Mile Island». Sans parler de certains experts américains qui estiment que l'accident est plus grave que Tchernobyl, le seul événement de niveau 7 de l'histoire du nucléaire civil.
L'optimisme volontaire de la NISA illustre l'opacité du système nucléaire japonais dont Tepco, l'exploitant de la centrale de Fukushima, est le principal pilier.
Premier producteur privé d'électricité nucléaire au monde, Tepco a été l'une de ces entreprises japonaises qui, dans les années 1990, trustaient les dix premières places du classement des 100 premières firmes mondiales établi par le magazine Forbes. En 2004, son revenu annuel approchait 60 millions de dollars et elle employait plus de 50.000 personnes. S'appuyant sur son assise financière et sur le soutien sans faille du gouvernement, Tepco ne redoute guère les remontrances d'une autorité nucléaire, la NISA, qui dépend du ministère de l'Industrie. Revers de la médaille, Tepco a aussi une longue histoire de dissimulation et de désinformation quant à la sûreté de ses installations. Sa culture d'entreprise, de longue date, ne fait pas de la transparence une priorité, c'est le moins qu'on puisse dire.
En 2002, un scandale retentissant a contraint le PDG et le président du conseil d'administration de la firme à démissionner. La NISA avait découvert que Tepco avait falsifié des rapports d'inspection concernant ses trois installations nucléaires: celle de Kashiwazaki-Kariwa, la plus puissante centrale atomique au monde, et les deux unités de Fukushima, dont l'une, Fukushima Daiichi, est aujourd'hui au centre de l'actualité. La firme avait purement et simplement dissimulé 29 incidents ou avaries survenus dans ces trois centrales pendant les années 1980-90. Le problème le plus grave ainsi occulté était un ensemble de fissures affectant les enceintes de 13 réacteurs, sur les 17 exploités par l'entreprise.
Tepco fut obligé de fermer temporairement tous ses réacteurs afin de contrôler qu'ils pouvaient fonctionner de manière sûre. De plus, aux termes d'un accord conclu avec le gouvernement, la firme dut mener une enquête sur la «mauvaise conduite» de ses ingénieurs. L'un des dirigeants de l'entreprise, Hiroyuki Kuroda, rédigea un rapport intitulé «La leçon du scandale nucléaire de Tepco». Sa lecture est édifiante. Kuroda décrit une installation nucléaire dans laquelle la «culture de sûreté» est absente: «Les membres de la Division nucléaire avaient tendance à considérer la fourniture stable de courant électrique comme l'objectif ultime, et prenaient des décisions individuelles basées sur leur conception personnelle de la sûreté.»
Une conception assez particulière, comme l'illustre un exemple de «conduite inappropriée» rapporté par Hiroyuki Kuroda, qui concerne les agents chargés d'inspecter l'un des réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi: «Pendant les tests de fuite menés en routine dans cette centrale en 1991 et 1992, des travailleurs ont [...] injecté de l'air dans l'enceinte de confinement, de manière à faire baisser artificiellement le taux de fuite de cette enceinte.»
L'analyse que fait Hiroyuki Kuroda des causes de tels comportements est révélatrice : «Les ingénieurs avaient une telle confiance en leur connaissance du nucléaire qu'ils en sont venus à la croyance erronée qu'ils n'étaient pas tenus de rapporter un problème aux autorités dès lors que la sûreté était maintenue. Finalement, les ingénieurs en sont arrivés à penser qu'ils pouvaient s'abstenir de rapporter des défaillances tant qu'elles ne constituaient pas une menace immédiate sur la sûreté et, en conséquence, ils ont été jusqu'à détruire des données factuelles et à falsifier des rapports d'inspection ou de réparation.»
Ainsi, c'est leur certitude de maîtriser le fonctionnement de leurs installations qui a conduit les ingénieurs de Tepco à la fraude. Cette attitude a sans doute aussi contribué à la catastrophe actuelle, en particulier le fait que la centrale ait été aussi vulnérable au séisme. Mediapart a relaté dans un article précédent (lire notre article «La catastrophe avait été prévue») qu'un sismologue de Kobé, Ishibashi Katsuhiko, avait dès 2006 averti que les normes anti-sismiques étaient insuffisantes pour garantir la sécurité des centrales japonaises. Membre du comité d'experts chargé de renforcer ces normes, Katsuhiko en avait démissionné en août 2006 pour protester contre le laxisme de ses collègues.
L'année suivante, un séisme de magnitude 6,8 provoquait une cascade d'incidents dans la centrale de Kashiwazaki-Kariwa: une cinquantaine de fuites d'eau, incendies et autres problèmes, retransmis en direct par la télévision dans le monde entier. Selon Katsuhiko, Tepco n'avait pas pris en compte l'activité des failles sous-marines dans la zone de la centrale. Et le sismologue estimait que si le séisme avait été un peu plus fort et son épicentre plus proche de l'installation, une catastrophe se serait produite. C'est ce qui est arrivé aujourd'hui sur une autre centrale de Tepco, celle de Fukushima Daiichi.
En 2007, Tepco avait aussi été critiqué pour s'être trompé dans les calculs sur l'événement et pour avoir tardé à annoncer les problèmes. La leçon de 2002 n'avait pas vraiment été tirée... Et sans doute pas davantage en 2011. Le tremblement de terre du 11 mars était certes hors norme. Il n'en met pas moins en relief la grande vulnérabilité de la centrale japonaise. Non seulement, elle n'a pas été dimensionnée pour résister à une telle secousse, mais les systèmes de secours ne semblent pas avoir le degré de redondance exigé par la sûreté nucléaire: ainsi, les diesels qui auraient dû maintenir le refroidissement des réacteurs après la secousse sont tombés en panne à la suite du tsunami; or, en principe, ces diesels sont dédoublés, de manière qu'en cas de défaillance de l'un d'entre eux, qu'un autre reste en fonction. Là, les deux dispositifs de secours ont été mis hors service d'un coup, ce qui a amorcé l'engrenage de la catastrophe.
La gestion de la crise par Tepco ne semble pas non plus à la hauteur de ce qu'exigerait une sûreté nucléaire digne de ce nom. Les informations diffusées par la firme sont insuffisantes. On ne comprend pas, par exemple, pourquoi Tepco a évacué la quasi-totalité de ses employés au moment où la crise s'intensifiait. Selon un expert américain cité par ABC News, Tepco aurait eu besoin de ces travailleurs sur le site: «Les évacuer est une manière de reconnaître que le sauvetage de la centrale est devenu une mission suicide», estime cet expert.
Ces derniers jours, Tepco a dû faire appel à l'armée et à la police pour aider son équipe à arroser les réacteurs et leurs piscines, au moyen d'hélicoptères et de canons à eau. Ces opérations ont suscité un regain d'espoir dans les médias, mais elles ressemblent à des tentatives désespérées pour retarder l'inéluctable catastrophe. Tepco et les autorités japonaises affichent un optimisme incongru, exprimé par le reclassement de l'accident au niveau 5 de l'échelle INES. Mais il ne suffit pas de faire baisser artificiellement le thermomètre pour refroidir les réacteurs.
_________________ « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »Влади́мир Ильи́ч Улья́нов This is such a mind fuck.
|
|