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MUSIQUE - NEIL YOUNG RECOLTE PLEIN DE POGNON POUR PONO
Sophian Fanen ( LIBÉRATION du 12 mars)
Le baladeur à très haute qualité sonore lancé par le chanteur canadien a rempli ses objectifs en une journée sur Kickstarter. Il voudrait faire «redécouvrir la musique» au grand public, mais il s'attaque à une niche déjà bien balisée.
Il en parlait depuis deux ans, il l’a fait : Neil Young, le vieux grincheux le plus malin de la musique nord-américaine, a officiellement lancé son baladeur à ultra haute définition sonore, qui doit être dans les prochains mois couplé à un site de vente de fichiers et d’albums au rendu chatoyant pour les oreilles.
Pour cela, Pono − c’est le nom de l’entreprise créée autour de cette idée et de l’appareil qui sera vendu 399 dollars (pas de prix en euros annoncé pour l’instant) − a lancé hier une campagne sur Kickstarter qui a, à cette heure, déjà largement dépassé les 800 000 dollars nécessaires à son lancement. Mais Kickstarter sert ici bien plus de relais médiatique et de validation d’un projet qui aurait probablement existé sans le soutien financier de la foule des internautes.
LOOK TOBLERONE
Tout est parti d’un coup de gueule lancé par Neil Young en 2012, notamment dans les pages du magazine américain Rolling Stone : «Nous vivons à l’ère numérique et, malheureusement, cela dégrade notre musique, cela ne l’améliore pas […]. Steve Jobs était un pionnier de la musique numérique. Son héritage est énorme. Mais quand il était chez lui, il écoutait des vinyles […]. Ce n’est pas que le numérique soit mauvais ou inférieur, mais c’est la façon dont il est utilisé qui ne rend pas justice à l’art. Le numérique a forcé les gens à choisir entre la qualité et la facilité d’utilisation, mais ils n’auraient pas dû avoir à faire ce choix.»
Pono dispose d'une sortie casque classique, et d'une sortie dédiée à un branchement sur une chaîne hi-fi.
Pono propose donc de «ne plus avoir à choisir». Le baladeur au look de Toblerone qui s’annonce absolument pas pratique à glisser dans une poche (c’est pour mieux répartir les composants, dit Pono) permet de lire jusqu’à la très haute résolution sonore, celle que les techniciens entendent à la sortie de la console d’enregistrement d’un studio. Pour cela, il utilise le format numérique flac, l’un des plus performants du moment, qui permet le transport par Internet de fichiers très encombrants sans perte d’informations. Le flac compacte, mais ne supprime rien.
LE MP3, FORMAT CHÉTIF A SUCCÈS
Inversement, le MP3, le format qui s’est imposé depuis le début de la musique en ligne à l’époque de Napster, réduit la taille des fichiers en supprimant les fréquences les plus hautes et les plus basses du spectre sonore et en écrêtant le reste. «Un fichier MP3 compressé à 128 kilobits par seconde restitue moins de 10% des données qui sont sur un CD», explique ainsi Gilles Rettel, réalisateur artistique et formateur en histoire et qualité du son. La norme actuelle est davantage au MP3 320 kbps (c’est l’équivalent de ce que vend Apple sur l’iTunes Store et de ce que diffusent les plateformes de streaming à leurs abonnés premium, le nouveau Fnac Jukebox compris), mais la perte reste énorme. Un fichier acheté ou écouté via ces supermarchés grand public en ligne ne contient même pas un quart de la musique gravée sur un CD, qui est lui-même une version largement amoindrie du master sorti du studio d’enregistrement.
C’est cette qualité «master» que compte vendre Pono et pour laquelle son baladeur a été conçu avec l’aide de la société du Colorado Ayre, spécialisée dans ce type de matériel dit «audiophile». Rien de vraiment révolutionnaire là-dedans, plusieurs baladeurs permettent déjà de lire ce type de fichiers, chez Astell&Kern, Sony et iBasso notamment, et de nombreux sites vendent déjà des fichiers ultra haute définition, les principaux étant le français Qobuz et l’américain HD Tracks. Pono pratiquera d’ailleurs les mêmes prix que ses concurrents : 1,90 dollar le morceau, 17,99 dollars l’album. «La qualité sonore est un vieux dossier, mais ce que Pono peut changer, c’est la façon dont le débat est présenté», résume Gilles Rettel.
Avec Neil Young en tête de gondole, prêt à faire le tour des plateaux télé et des grands magazines pour prêcher la bonne parole du son avec une tripotée de musiciens en soutien (Beck, Dave Grohl…), Pono a en effet une carte médiatique à jouer, mais il est très improbable que cela suffise à faire sortir la musique en ultra haute définition de sa niche. D’autant qu’en matière de son, c’est toujours le maillon le plus faible qui décide du rendu final, et un très bon baladeur demande donc un très bon casque, de très bons câbles, voire de très bonnes enceintes pour le brancher à la maison. Ce qui coûte très cher et ne rentre pas souvent dans les préoccupations du grand public.
«Ce qui ressort de l’histoire de la musique depuis la naissance du disque vinyle en 1948, explique encore Gilles Rettel, c’est que l’aspect pratique l’emporte systématiquement sur toute autre préoccupation.» En y ajoutant l’argument financier, les vinyles de faible qualité (gravés sur un vinyle recyclé ou trop fin) ont souvent battu les pressages de meilleure qualité, puis la K7 audio a fait fureur grâce à sa portabilité, malgré ses grésillements après deux lectures. A la fin des années 80, le CD a bien été une nette amélioration sonore après ses premières années de tâtonnement, mais il n’a pas pu lutter contre l’ultraportabilité du MP3 sur Internet, compressé en 128 kbps à l’époque des modems, puis peu à peu en 256 kbps et 320 kbps… Aujourd’hui, il a parfois été remplacé par d’autres formats de compression, comme le AAC (chez Apple) ou le Ogg vorbis (chez Spotify), mais il reste la norme des échanges en ligne. C’est donc qu’il convient aux auditeurs, même si un son de bien meilleure qualité est disponible.
FRANCE MUSIQUE CONTRE NRJ
«Le public qui fait le succès de la musique, ça reste les adolescents, affirme Gilles Rettel, et ils ne s’intéressent pas à la qualité du son.» Ils veulent juste écouter tout ce qui leur plaît ou ce que les maisons de disques essayent de leur faire écouter. Mieux, le monde de la musique s’est depuis une dizaine d’années adapté à cette écoute ultranomade en MP3. «La compression de ce format diminue la différence entre les niveaux forts et les niveaux faibles d’une musique. On perd donc en dynamique [la "largeur" du son entendu, ndlr] et cela fait ressortir très nettement la mélodie et la voix. On ressent davantage d’énergie et c’est ce qui plaît. Il suffit de passer de France Musique, la radio la moins compressée, à NRJ pour entendre ce dont on parle là. Des expériences ont montré que des auditeurs préfèrent ce genre de fichier compressé à une version complète de la musique enregistrée… Mon hypothèse, c’est que la compression simplifie le signal et rend plus lisibles les informations que notre cerveau juge importantes : la mélodie et la voix.»
Si «Smells Like Teen Spirit», de Nirvana, publié en 1991, sortait aujourd’hui.
C’est cette incapacité des auditeurs à se dire que la matière sonore qu’ils entendent ne rend pas hommage au travail originel des musiciens qui explique la dominance de la musique compressée encore aujourd’hui, alors que les capacités de stockage et les débits internet permettent d’entendre une qualité sonore définitive, qui dépasse même les capacités de l’oreille humaine.
«PARLER AUX CHAUVE-SOURIS»
«On entend, selon l’âge, des fréquences qui vont de 20 à 20 000 Hz. Le CD permet d’aller jusqu’à 22 000 Hz, et les fichiers en ultra haute définition jusqu’à 96 000 ! Là, on parle aux chauves-souris, qui entendent jusqu’à 100 000 Hz… Mais ce sont des fréquences que notre corps prend en compte dans la sensation globale que l’on ressent.» En clair, l’air qui vibre autour de nous nous affecte, même si nous n’entendons pas tout ce que nous ressentons. C’est cette sensation-là, d'ailleurs critiquée par certains pour son extrémisme technologique, que défend Pono dans la foulée de nombreuses entreprises lancées dans la quête du son parfait ces dernières années. Neil Young n’entraînera sûrement pas les foules derrière lui dans son combat, mais son aura peut permettre à un public plus large de s’interroger sur ce qu’il écoute.
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PONO, LE BALADEUR DE LUXE DE NEIL YOUNG : LES 3 RAISONS D'UN CARTON ANNONCÉ
Par Damien Douani - Exploreur digital, défricheur (NouvelObs du 12 mars)
LE PLUS. Pono, voici le nom du nouveau baladeur lancé par Neil Young himself, via une campagne de crowdfunding. En un jour, il a déjà récolté 1,27 million de dollars de dons. Un baladeur, oui, vous avez bien lu.
Qu’est-ce qui différencie ce produit des iPod, qu’Apple peine à vendre ?
La qualité du son. Parier sur les mélomanes, ingénieux ? On en parle avec Damien Douani.
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Quand j’ai entendu parler de ce nouveau produit, je me suis dit qu’il fallait immédiatement relancer le commerce des radiocassettes, et que ça marcherait du feu de Dieu.
Eh oui, pourquoi donc sortir un baladeur, alors que le concept a quasiment disparu, mangé par la mémoire des smartphones ? (Pour les dictaphones, c’est une autre histoire…).
1. UN BALADEUR POUR MÉLOMANES (TRÈS) AVERTIS
Ne nous y trompons pas, le Pono – puisque c’est son nom – n’est pas un baladeur comme les autres. C’est un dispositif (très) haut de gamme : 128 Go de stockage flash et de quoi décoder les fichiers "Studio Master" (le son de qualité studio). On est bien loin du MP3 et de l’AAC. Le Pono a un prix : 399 dollars. Il n’est donc pas à la portée de tous.
Qui va l’acheter ? Quelle clientèle vise-t-il ? Incontestablement les mélomanes les plus avertis, mais aussi les professionnels – qui pourraient bien souscrire à ce produit, quand on sait que ses concurrents se vendent à 600 euros chez d’autres marques. Mais Pono, c’est aussi une alternative à l’iTunes d’Apple, puisque Neil Young devrait lancer une plateforme propre : PonoMusic.
Après la disparition des très démocratiques lecteurs MP3 (à l’exception de l’iPod, dernier survivant dont la version 128Go vaut 300 euros), Neil Young a raison de faire ce pari. Miser sur un produit de niche, haut de gamme, élaboré avec les meilleurs fournisseurs du secteur, c’est cohérent. Avec des garanties comme celles que sont les savoir-faire de Ayre et Meridian, on n’est pas sur un gadget mais bien sur un produit crédible.
2. NEIL YOUNG, DANS LA LIGNÉE DE LOU REED ET DE TRENT REZNOR
Ensuite, et c’est ce qui me pousse à penser que Pono peut rencontrer son public, c’est Neil Young qui en est à l’origine. En s’investissant à ce point, le chanteur-réalisateur-esthète confirme sa volonté d’être un véritable promoteur, pas une énième star qui prête son image pour un lancement de produit. Il a une vraie vision, et grâce à cela, ce sont aussi bien ses fans mais aussi les professionnels qui pourront être séduits.
Il s’inscrit dans la même lignée que Lou Reed qui avait étalonné et balancé les casques Zik de Parrot (et de Starck qui les avait dessinés), mais aussi dans celle de Beats Music, la plateforme de streaming lancée par Trent Reznor notamment. Il constate que la technologie est arrivée à maturité, il propose donc quelque chose de différent qui puisse respecter son œuvre.
3. LE RETOUR DE L’AUTHENTICITÉ
Mais cela fait aussi le jeu d’une tendance de fond, une tendance que l’on constate depuis déjà quelques temps : la propension des consommateurs à miser sur ce qu’ils perçoivent comme étant de qualité, authentique et original. Je pense bien-sûr au commerce des vinyles qui reprend des couleurs.
Bref, avec Pono, Neil Young vise une clientèle prête à payer pour du très haut de gamme, une qualité professionnelle – une clientèle esthète et avertie quant aux subtilités des formats de son. Un pari qui pourrait sembler farfelu, mais dont le résultat pourrait bien surprendre.