Inscription: 09 Juil 2007 12:54 Messages: 16378 Localisation: Paris
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Je reviens du visionnage en salle d'un documentaire intitulé The Act of Killing réalisé par l’américain Joshua Oppenheimer. Pour le contexte il faut un peu d'explication historique, en Indonésie en 1965 a eu lieu un putsh militaire et une dictature s'est mise en place autour de la figure du général Soeharto, il va garder le pouvoir là bas pendant 30 années. Il s'agit grosso modo de ce qui s'est passé au Chili et dans beaucoup d'autres pays dans le monde dans la seconde moitié du 20ème siècle dans le cadre de la guerre froide. Il s'agissait de stopper net la propagation du communisme et pour cela tous les moyens étaient bons, soutenus par les puissances occidentales, USA en tête, ces régimes ont réprimés, torturés et assassinés des millions d'opposants politiques. Dans certains pays comme le Chili un débat national et une tentative de justice par rapports aux crimes de la dictature ont été mis en place une fois que ces régimes ont eu quitté le pouvoir, en Indonésie il n'en est rien, aucun des nombreux assassins et tortionnaires n'a jamais eu à répondre de quoi que ce soit et encore aujourd'hui les descendants des victimes de l'épuration politique de 1965 vivent dans la peur de témoigner. Les anciens assassins eux vivent paisiblement et sont fiers des crimes qu'ils ont commis, ils s'en vantent. Joshua Oppenheimer s'est pointé avec une caméra et a écouté toutes ces personnes qui souhaitaient spontanément témoigner devant lui des ignominies qu'ils ont perpétrés dans leur jeunesse. Les assassins ont même voulu se mettre en scène dans un film de fiction, jouer leurs actions passées pour en tirer gloire et plaisir. Joshua documente donc des bourreaux se costumant et rejouant les pires atrocités, demandant à leur propre famille de jouer les victimes dans des scènes d'éradication de villages, le tout est retranscrit dans une atmosphère ou le pouvoir politique est clairement du côté des anciens bourreaux et de leurs milices paramilitaires puisque nombre de ministres indonésiens en faisaient partie. Bref, The Act of Killing est à nul autre pareil, rien ne peut vous préparer à recevoir un tel documentaire, à explorer si loin ce que l'humain peut faire et dire d'inqualifiable sans sourciller, dans la joie et la bonhommie. A voir la vérité. Ce film revêt une importance si particulière pour l'art, pour l'histoire, pour l'humain que je n'hésiterai pas à le hisser aux côtés de travaux comme Shoah de Claude Lanzmann s'il fallait absolument établir une comparaison, à ceci près que le travail de mémoire et de justice à propos des crimes nazis a été fait et se poursuit, ici il n'en est rien. On espère que ce pavé dans la mare amorcera quelque chose de ce point de vue là en Indonésie. Allez le voir, il n'y a aucune image insoutenable d'un point de vue graphique c'est autrement que ce film s'encaisse. Il y a très peu de salles qui le proposent, lorsqu'il sera possible d'en diffuser une copie numérique j’essaierai de le faire mais d'ici là si vous en avez la possibilité, allez le voir. Une interview du réalisateur sur allocinéEt un article du monde sur le film: - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
Le criminel est une figure qui permet de distinguer facilement entre le documentaire et la fiction. Du nazi au serial killer, on le trouve souvent pimpant dans la fiction pour les besoins d'une équation célèbre qui veut que, plus le méchant est réussi, meilleur est le film.
C'est une autre paire de manches dans le documentaire, où le personnage, véritable auteur du crime, joue rien de moins que sa peau en même temps que son image. Il apparaît donc dans le meilleur des cas sous le jour de la contrition et du remords, dans le pire sous celui du faux-fuyant et de la défense fallacieuse. Le bourreau documentaire nous file toujours un peu entre les doigts.
Sauf dans The Act of Killing, sidérant documentaire qui nous montre, pour la première fois semble-t-il dans l'histoire du genre, des bourreaux pétant la forme, exaltant leur sadisme, et de surcroît assez aimables pour rejouer leur rôle devant la caméra du réalisateur. De qui, de quoi s'agit-il ? D'une brochette de voyous et de paramilitaires indonésiens chargés, en 1965, avec la bénédiction du général et bientôt président Suharto, de contribuer à l'éradication des militants communistes, et affiliés supposés. Joshua Oppenheimer a retrouvé ces hommes, est resté à leurs côtés assez longtemps pour les convaincre de reconstituer leur participation à ce crime de masse (500 000 à un million de victimes).
Horrifique et grotesque
Le film qui en ressort est un objet horrifique et grotesque. Un satané couple y tient la vedette, le vieil Anwar et l'obèse Herman, Laurel et Hardy de l'assassinat sériel, autour desquels s'agrègent les troupes de choc de la milice fascisante, et toujours florissante, Pancacila. Ces personnages apparaissent dans une grande diversité de séquences, les reconstitutions proprement dites : scènes de torture, massacre d'un village, etc. La préparation desdites scènes, où l'on constate que ces hommes, amateurs de cinéma américain, ont le souci de l'efficacité.
Le visionnage par les personnages de ce qu'ils ont tourné donnant lieu à d'effarants commentaires. Le tournage de tableaux oniriques, poétiques (naïades sortant du ventre d'un poisson géant) ou monstrueux (ogre sanguinolent se délectant de la chair de sa victime). Enfin, de ces moments qui nous font comprendre que ces hommes appartiennent à un Etat qui les protège : racket dans le quartier chinois, apologie du crime organisé par de nombreux officiels, démonstrations de force du mouvement paramilitaire Pancacila, émission de télévision menée par une présentatrice enjouée, qui invite, en présence des fiers exécuteurs, le public à "célébrer l'extermination des communistes".
Cette connivence entre l'Etat et le crime organisé explique l'absence de vergogne de ces hommes, et l'étalage de leur turpitude. C'est elle qui permet cette stupéfiante remise en jeu de leurs actes, qui confine à des tableaux dignes d'Ubu roi d'Alfred Jarry. On pense, aussi, à ces lignes écrites par le poète Antonin Artaud sous le choc de sa découverte du théâtre balinais en 1931 : "Une espèce de terreur nous prend à considérer ces êtres mécanisés, à qui ni leurs joies ni leurs douleurs ne semblent appartenir en propre, mais obéir à des rites éprouvés, et comme dictés par des intelligences supérieures." Cette théâtralisation documentaire de l'horreur est évidemment à double détente : tandis que les assassins s'en emparent à des fins de purge morale, le cinéaste escompte quant à lui que la vérité sorte de ce jeu.
Gageons à cet égard que le film suscitera le débat. Sur la morale de cette méthode. Sur la passivité du réalisateur devant quelques scènes odieuses. Sur le risque de montrer des bourreaux triomphants. Sur l'absence des victimes. Sur le manque criant d'éclaircissements politiques concernant ce massacre largement méconnu. Tout cela est vrai.
Reste que The Act of Killing, comme son titre l'indique, est un film exceptionnel en ce qu'il montre, revendiquée par ses acteurs mêmes, la jouissance qui entre dans l'acte de tuer, ainsi que le sentiment d'affranchissement moral que procure l'infamie de cet acte. De ce seul point de vue, il mérite de figurer parmi les quelques grands témoignages filmés documentant la barbarie humaine.
Puis enfin un entretien de Joshua Oppenheimer pour Le Monde: - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
Américain d'origine résidant aujourd'hui à Copenhague, Joshua Oppenheimer, 38 ans, est l'auteur de The Act of Killing. Ce documentaire d'une puissance rare lève le voile sur des massacres qui ont eu lieu en Indonésie en 1965 et causé la mort de près d'un million de personnes en donnant la parole aux anciens bourreaux. Avec ces hommes qui occupent aujourd'hui, pour la plupart, des positions de pouvoir et qui se glorifient ouvertement de leurs crimes passés, il met en lumière de manière dérangeante l'extrême violence qui est au fondement de la société indonésienne.
Quelle fut la genèse du film ?
En 2001, j'expérimentais des méthodes documentaires basées sur la performance. Plutôt que de faire semblant de filmer des gens dans leur vie quotidienne, en ignorant le fait que quand je filme un enfant qui va à l'école, l'événement de sa journée n'est pas l'école mais le film qui se fait, je voulais assumer le fait qu'une caméra induit toujours une performance. Un ami membre d'une ONG m'a proposé de développer cette méthode en faisant un film sur des gens en train de créer un syndicat dans un pays où la liberté syndicale était un acquis récent. C'est ce qui m'a conduit en Indonésie.
Ce documentaire-là, vous l'avez réalisé ?
J'ai filmé pendant six mois, en 2001, dans une communauté de travailleurs agricoles aux environs de Medan, et j'ai continué de filmer de temps en temps les années suivantes, pendant que je tournais The Act of Killing. Mais je m'apprête seulement maintenant à le monter. Les syndicats étaient illégaux jusqu'à 1999, et les gens avaient du mal à imaginer qu'ils avaient le droit de s'organiser, de revendiquer...
Leurs parents, leurs grands-parents avaient été membres d'un puissant syndicat de travailleurs agricoles et accusés, à partir de 1965, d'être des gauchistes. Nombre d'entre eux ont été placés dans des camps et massacrés. Ils avaient peur que ça se reproduise. Depuis 1965, en tant que descendants de "communistes", ils sont victimes d'un apartheid politique. Ils n'ont pas accès à l'école publique, ni à certains emplois... Il est vite apparu qu'il fallait parler de 1965, que le problème venait de là.
Quelles étaient les revendications de ces ouvriers ?
Avant tout ils voulaient des masques pour les femmes chargées de propulser un herbicide qui dissout le foie lorsqu'on l'ingère. Leur employeur, une société belge, refusait de les leur fournir. Elles étaient nombreuses à être malades. Celle qui était le personnage principal de ce film est morte d'un cancer du foie le jour de la première de The Act of Killing.
L'apartheid politique est-il toujours en vigueur ?
Les lois qui le fondaient ont été abrogées, pour l'essentiel, en 2001. Mais les exploiteurs maintiennent cet état de peur... Dès que l'on s'intéressait à ces questions, on se faisait arrêter, et la peur s'intensifiait. On a fini par interrompre le tournage, et consulter la communauté des droits de l'homme à Djakarta. On nous a enjoint de continuer, en nous confirmant que nous étions aux prises avec un sujet majeur. Mais il fallait trouver une autre manière de faire.
Qu'est-ce qui vous a conduit à basculer de ce film sur les victimes à un film sur les bourreaux ?
Une des femmes que je filmais me l'a suggéré. "Filme leurs rodomontades, m'a-t-elle dit, et le public comprendra pourquoi on a si peur." J'ai commencé avec son voisin, qui se vante d'avoir tué son oncle, et qui m'a fièrement raconté les 200 meurtres qu'il avait commis, devant sa petite fille de 10 ans. Et puis j'ai continué. J'ai filmé tous ceux que je trouvais, en remontant la chaîne du commandement. Anwar, mon personnage principal, était le 41e.
Quel genre de questions cela vous a-t-il posé ?
Je cherchais les monstres, les incarnations du mal qui ont tué les familles de mes amis. Mais j'ai compris qu'ils n'étaient pas des monstres. C'étaient des gens normaux, avec des vies ordinaires. Je me disais également qu'ils allaient mourir, que ces histoires qu'ils me racontaient tous en fanfaronnant allaient disparaître avec eux. Il fallait les filmer. Ce qui m'a alors intéressé, très vite, c'est de rendre compte de la manière dont ils voulaient se représenter. Et interroger le sens que cela avait pour la société.
Vous avez une forme d'empathie pour Anwar...
J'aurais sans doute pu en avoir pour n'importe lequel d'entre eux. Mais je pense que sa douleur, d'une certaine façon, était plus proche de la surface.
C'est assez provocateur de faire un film sur la douleur du bourreau en laissant hors champ celle des victimes...
The Act of Killing est un film sur l'impunité qui règne dans ce pays où le pouvoir repose sur la célébration d'un crime de masse. La douleur d'Anwar apparaît comme le chef d'accusation ultime du régime.
Elle interroge ce "storytelling" qui glorifie la violence qui fonde nos sociétés. Car ce n'est pas seulement l'Indonésie qui est en cause. Le système politique qui a permis les massacres de 1965 est l'œuvre des Etats-Unis pendant la guerre froide. Et aujourd'hui nous dépendons d'hommes comme Anwar pour que nos vêtements, nos téléphones, soient abordables. Ces produits viennent tous de pays où subsiste une terreur politique irrésolue, où les syndicats sont à peine autorisés...
Vous continuiez de tourner votre film sur les victimes en parallèle ?
Oui. Je le faisais secrètement parce que j'étais passé du côté du pouvoir.
Comment en êtes-vous venu à tourner des scènes de fiction avec vos personnages ?
Sachant qu'Anwar adorait les films américains, je leur ai proposé qu'ils mettent en scène certains épisodes de leur histoire dans le style qu'ils souhaitaient. Mon rôle était de les aider à les rendre les plus expressives possibles.
Qui interprète les victimes ?
Des membres des familles des bourreaux. A l'exception de ce Chinois dont le beau-père était une victime. Je n'étais pas là quand ils ont tourné cette scène. Je n'aurais pas permis qu'elle se fasse. Je l'ai découverte en regardant les rushes, un an plus tard.
Pourquoi l'avez-vous gardée au montage ?
Parce qu'elle était là. Je me sentais très mal en la voyant, mais cela me semblait juste de la mettre. Ne pas la montrer, ç'aurait été comme cacher mes propres saletés. On ne peut pas aller dans un endroit où un million de gens ont été tués, où les tueurs sont au pouvoir, faire un film sur les atrocités qui ont été commises, et rester propre.
Comment le film a-t-il été reçu en Indonésie ?
Il ne pouvait être distribué normalement à cause de la censure politique. Nous avons organisé des projections à l'automne 2012, sur invitation, pour les relais d'opinion (producteurs, éditeurs, communauté des droits de l'homme, cinéastes, artistes, enseignants, écrivains...). Les médias s'en sont emparés. Pour la première fois, ils se sont mis à enquêter sur ce massacre sous l'angle du crime contre l'humanité. C'est aujourd'hui un des sujets les plus débattus dans le pays.
Edit: Je continue la revue de presse avec un entretien du réalisateur donné à Paris Match
_________________ « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »Влади́мир Ильи́ч Улья́нов This is such a mind fuck.
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