Inscription: 31 Aoû 2005 22:06 Messages: 19628 Localisation: En Papabloguie
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Enfin. Pas qu'il soit mort mais qu'on lui rende hommage. Je mets une interview du Monde publiée il y a 3 semaines, et prémonitoire. - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
Cela fait environ vingt-cinq ans que l'histoire galopait dans son esprit fécond, l'un des plus fertiles du petit monde de la bande dessinée. Jamais Fred n'avait pu la terminer. Le récit semblait condamné à rester échoué pour toujours, à l'image de son personnage principal : une locomotive à pattes, appelée la "lokoapattes", fonctionnant à la "vapeur d'imagination" et embourbée dans des marais brumeux. Ce n'est pas que Fred en manquait, d'imagination. Loin de là. Des vagues à l'âme récurrents l'avaient simplement dirigé vers d'autres projets (comme L'Histoire du corbac aux baskets, Dargaud, 1993). Des problèmes de santé à répétition l'avaient ensuite contraint à poser la plume.
Vingt-huit pages et une fin inachevée : voilà où en était Le train où vont les choses..., ultime album de Philémon, lorsqu'une opération du coeur, il y a une dizaine d'années, fit comprendre à Fred qu'il ne pourrait pas la terminer, par manque de dextérité - entre autres. "Je me suis rendu compte en sortant de l'hôpital que je ne pourrai plus jamais dessiner, raconte-t-il ce jour-là, à la veille de son 82e anniversaire. Le dessin n'est pas qu'une affaire de représentation graphique sur du papier, c'est aussi une question de mémoire. Je dessinais depuis l'âge de 4 ou 5 ans. Et jamais je ne pensais que cela pourrait s'arrêter un jour."
De son vrai nom Fred Othon Aristidès, le père de Philémon vit depuis un an dans une maison de retraite au nord de Paris. Il y occupe une petite chambre au premier étage dans un coin de laquelle une table à dessin a été installée. Main tremblante et canne à proximité, Fred s'y est très peu attelé, sauf pour réaliser une demi-page de "transition" débouchant sur la fin du récit. On ne dira pas, ici, quelle "astuce" a été trouvée pour compléter l'album de la dizaine de pages qui manquait pour le rendre suffisamment consistant. Précisons juste que la pirouette en question ravira les anciens lecteurs de Philémon et qu'elle donnera peut-être envie aux plus jeunes de se plonger dans ce sommet de poésie et d'expérimentation graphique commencé en 1965 dans les pages du magazine Pilote.
TRAPÉZISTE SANS FILET
Ce qui a décidé Fred à terminer ce 16e (et donc dernier) album du héros au pull marin est d'avoir vu, il y a un an, une simulation – faite par Dargaud – de ce que pourrait être sa couverture. "Cela m'a redonné du tonus", se souvient-il. L'éditeur François Le Bescond avait alors pris la peine d'enregistrer au magnétophone la fin de l'histoire, telle qu'elle sommeillait dans la tête de Fred, du moins dans ses grandes lignes... Pareil à un trapéziste sans filet, l'auteur parisien a en effet passé sa vie à commencer des récits sans en connaître la chute. Voilà en tout cas ce que promettait la "fin idéale" du Train où vont les choses : engluée dans un tunnel imaginaire, la lokoapattes y rencontrait le manu-manu (l'inoubliable main géante, récurrente depuis son invention en 1975) dont elle tombait amoureuse avant de repartir bras dessus, bras dessous avec lui, "ou plutôt bras dessus, ongle dessous", se marre Fred.
Que faire, partant de là ? L'idée fut avancée de confier la fin du récit à un dessinateur "ami", comme René Pétillon ou Florence Cestac. Voire à un dessinateur plus jeune pouvant se revendiquer de son œuvre, comme Joann Sfar ou Manu Larcenet. Fred a refusé. Comme Hergé avec Tintin, l'auteur entend mourir avec son personnage. "Je trouve Philémon très bien comme il est. Je ne veux pas le voir faire des trucs à la con, comme se taper une nana", dit-il. Fred a alors mis en action les ressorts de son imagination pour inventer une fin qui le dispenserait de dessiner les ultimes planches. Une fin qui "boucle la boucle", également.
Mais qui n'en est pas vraiment une non plus. Le mot "fin" n'apparaît d'ailleurs pas au bas de l'ultime dessin – une double page représentant une vague immense au milieu de laquelle se débat Philémon. Celui-ci s'en sortira-t-il ? Uu pas ? "Chaque lecteur imaginera ce qu'il voudra, s'en réjouit Fred sous ses célèbres moustaches grises. Cela reste en suspens et c'est très bien comme ça. En fait, c'est moi qui étouffe à sa place, car lui, restera toujours vivant. Mais c'est aussi ça, le privilège des auteurs : nos personnages nous survivent."
Chef-d'œuvre intemporel du 9e art, la série ne devrait toutefois pas en rester là. Après avoir dit non à d'innombrables réalisateurs et maisons de production cinématographiques tout au long de sa carrière, Fred a donné un accord de principe au producteur canadien Roger Frappier (Le Déclin de l'empire américain, Jésus de Montréal...) d'adapter Philémon sur grand écran. Un pilote de quelques minutes réalisé avec la technique de la motion-capture l'a presque convaincu de céder les droits : "J'attends de recevoir le scénario pour dire oui définitivement." S'il se fait, le film ne sera pas en salles avant deux ou trois ans. "Je le regarderai peut-être des nuages, trouve encore le moyen de s'amuser Fred. Je serai alors assis au premier rang avec, je n'ose pas dire 'Dieu' à côté de moi."
Dieu ou pas, on imagine déjà le dialogue avec son voisin de projection :
"Le fond de l'air est frais, non ?
- Oui. Il n'y a plus de saisons."
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