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Le *Vent d’Est* était un trois-mâts goélette, fier et rapide, connu dans tous les ports de la Méditerranée pour son équipage d’exception. Chaque marin à bord était une légende à lui seul : il y avait Elias, le vieux loup de mer qui connaissait chaque courant comme sa propre paume ; Sofia, la navigatrice aux yeux d’aigle, capable de lire les étoiles même par nuit de brume ; Karim, le maître voilier, dont les mains semblaient tisser le vent ; et tant d’autres, tous unis par une passion commune pour la mer et une expertise sans faille.
Pourtant, malgré cette équipe de rêve, le *Vent d’Est* avait un point faible, un talon d’Achille qui faisait grincer les dents des marins les plus aguerris : son capitaine, Ziad Hammoud.
Ziad Hammoud n’avait rien d’un capitaine. Il avait hérité du poste grâce à des relations familiales obscures et à une obstination à toute épreuve, mais certainement pas grâce à ses compétences. Il parlait d’une voix nasillarde, hésitante, et ses ordres étaient souvent contradictoires, prononcés avec une assurance feinte qui ne trompait personne. Il ne savait ni lire une carte marine correctement, ni interpréter les signes du temps, ni même tenir une barre avec fermeté. Pire encore, il méprisait les conseils de son équipage, préférant s’enfermer dans des certitudes idiotes, comme si la mer devait se plier à ses caprices plutôt que l’inverse.
Le voyage devait être une traversée simple, de Marseille à Tunis, une route que l’équipage connaissait par cœur. Dès le premier jour, les signes avant-coureurs furent nombreux. Ziad Hammoud refusa de suivre la route tracée par Sofia, arguant qu’il « sentait » qu’un détour par le sud serait plus rapide. Personne ne comprit jamais sur quoi se basait ce « sentiment », mais le capitaine était intraitable.
Le vent tourna, les courants changèrent, et le *Vent d’Est* se retrouva à lutter contre des vagues qu’il aurait pu éviter. Elias, les sourcils froncés, tenta de raisonner le capitaine : « On perd du temps et on use le bateau pour rien, capitaine. Il faut revenir sur la route initiale. » Ziad Hammoud le regarda avec un sourire condescendant : « Elias, tu es un vieux routier, mais la mer a changé depuis ton temps. Fais-moi confiance. »
Personne ne fit confiance. Mais personne ne put rien faire.
Le troisième jour, une tempête se leva à l’horizon. Les nuages s’amassaient, lourds et menaçants, et l’air sentait l’ozone et le sel. Sofia, les yeux rivés sur le baromètre, courut sur le pont : « Capitaine, il faut amener les voiles et mettre le cap au nord-ouest. On va droit dans la tempête ! »
Ziad Hammoud, assis sur un tonneau, grignotait une pomme. Il leva les yeux, l’air agacé : « Une tempête ? Tu exagères, Sofia. Ce ne sont que des nuages. On continue comme prévu. »
Karim, les mains crispées sur les cordages, lança un regard désespéré à Elias. Personne n’osa désobéir. Le *Vent d’Est* plongea dans la tempête.
Les vagues frappaient le bateau comme des marteaux, l’eau s’engouffrait sur le pont, et les voiles claquaient comme des drapeaux en lambeaux. L’équipage, malgré tout, se battit avec courage, ajustant les voiles, pompant l’eau, maintenant le cap. Mais Ziad Hammoud, au lieu de prendre la barre ou de donner des ordres clairs, hurlait des instructions incohérentes, changeant d’avis toutes les cinq minutes.
La tempête finit par s’éloigner, laissant le *Vent d’Est* épuisé, mais intact. Pourtant, le pire était à venir. Ziad Hammoud, sûr de lui comme jamais, décida de couper par un détroit étroit, connu pour ses récifs traître et ses courants imprévisibles. « C’est un raccourci, expliqua-t-il. On gagnera une journée. »
Sofia, blême, montra la carte : « Capitaine, les marées sont basses, les récifs sont à fleur d’eau. On ne passera pas. » Ziad Hammoud éclata de rire : « Tu crois vraiment que je vais me fier à une carte ? Regarde, la mer est calme, il n’y a aucun danger. »
Le *Vent d’Est* s’engagea dans le détroit. Quelques minutes plus tard, un grincement sinistre retentit sous la coque. Le bateau s’immobilisa, secoué par une vibration sourde. Ils avaient touché un récif.
L’équipage se précipita, mais il était trop tard. La marée descendante avait coincé le *Vent d’Est* sur les rochers. Impossible de reculer, impossible d’avancer. Le bateau, fier et rapide, était prisonnier de l’arrogance de son capitaine.
Les jours qui suivirent furent une lutte pour sauver ce qui pouvait l’être. L’équipage, malgré sa colère, travailla sans relâche pour alléger le bateau, réparer la coque, et tenter de le libérer. Mais Ziad Hammoud, réalisant enfin l’ampleur de sa faute, s’enferma dans sa cabine, incapable de faire face à ses hommes.
Finalement, une équipe de sauvetage venue de la côte la plus proche parvint à les secourir. Le *Vent d’Est* fut remorqué jusqu’au port, où il fallut des semaines de travail pour le remettre en état.
Quant à Ziad Hammoud, il disparut. Certains dirent qu’il s’était enfui, honteux. D’autres qu’il avait été relevé de ses fonctions par l’armateur. Peu importait. L’équipage, lui, avait appris une leçon : même les meilleurs marins ne peuvent rien contre l’incompétence et l’orgueil d’un capitaine.
Elias, Sofia, Karim et les autres reprirent la mer, cette fois sous le commandement d’Elias, promu capitaine par acclamation. Le *Vent d’Est* navigua à nouveau, plus sûr que jamais, porté par le vent et la sagesse de ceux qui savaient écouter la mer.
Et si, parfois, une vague plus forte que les autres faisait grincer la coque, personne ne s’en plaignait. Car chacun savait que la vraie force d’un bateau réside dans l’équipage, et non dans celui qui prétend le commander.
_________________ J'ai goûté une mangue. En Colombie. Après une heure et demi de balade à cheval.
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