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L'extrème-droitisation des médias ne fait absolument aucun doute depuis 10 ans. https://www.telerama.fr/debats-reportages/au-figaro-dix-ans-d-entrisme-d-extreme-droite-7021019.phpAu “Figaro”, dix ans d’entrisme d’extrême droiteAlexis Brézet, le directeur des rédactions, a semé le trouble en interne en défendant le choix d’Éric Ciotti de soutenir le RN. Mais le glissement à droite toute du quotidien est à l’œuvre depuis longtemps, porté par une jeune garde réactionnaire. Récit. - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
C'est une histoire qui se raconte en miroir de la désintégration de la droite de gouvernement. Mais au spectacle « son et lumière » d’Éric Ciotti, bunkérisé au siège des Républicains, Le Figaro préfère son atmosphère feutrée de doyen des quotidiens, qui fêtera ses 200 ans en 2026. Ici, le linge sale se lave en famille. La mèche a été allumée le 13 juin par Alexis Brézet, le directeur des rédactions. Dans sa chronique politique sur Europe 1, il brocarde « cette brochette de caciques en rangs serrés », coupables à ses yeux d’un « déchaînement invraisemblable » contre le député niçois improvisé forcené. « On voudrait persuader les derniers électeurs LR de ne plus jamais voter pour ce parti, on ne s’y prendrait pas autrement », ajoute-t-il, actant la « fluidité entre les électorats de droite » et homologuant — sans le dire clairement — le ralliement de Ciotti au Rassemblement national.
Au Figaro, cette prise de position installe un profond malaise. Une dizaine de journalistes contactent immédiatement leurs instances pour demander s’il faut y voir un changement de ligne éditoriale, qui activerait une clause de conscience. Selon Le Canard enchaîné, l’éditorial crée une fracture jusque chez les frères Dassault, propriétaires du journal. « Le RN est incompatible avec l’histoire de France, qui est républicaine, fraternelle et généreuse », selon Laurent, l’aîné ; « Voyons ce qu’ils vont donner ! » aurait rétorqué Thierry, le benjamin.
Clarification en interne
Dès le lendemain, Brézet, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations, est en tout cas sommé de clarifier sa position devant la Société des journalistes (SDJ). Dans son compte rendu, que Télérama a pu consulter, celle-ci souligne que la prise de position du patron de la rédaction « a été interprétée par beaucoup comme un appel au vote pour les candidatures RN aux prochaines élections », alors même que le journal avait fait barrage au parti d’extrême droite lors des élections législatives de 2022. Niant énergiquement tout changement de ligne éditoriale, le directeur des rédactions répond que « Le Figaro ne fera pas campagne pour cette alliance, pas plus qu’il ne mènera une croisade contre Éric Ciotti », et ajoute, sibyllin : « J’ai toujours écrit que seule une droite vraiment de droite pourrait nous éviter le RN. »
Incident clos ? Pas exactement. Le 20 juin, la journaliste Sophie de Ravinel a rendez-vous avec les ressources humaines. Dans la maison depuis vingt-trois ans, membre du conseil de surveillance du journal, et longtemps chargée du suivi de la gauche, elle est en congé sabbatique du journal et annoncée partante depuis plusieurs mois. Lors de cette entrevue, planifiée à sa demande, elle est tancée sur un de ses tweets, publié quelques heures après l’édito polémique : « Le Figaro, par la voix d’Alexis Brézet, s’engage en faveur de l’accord qu’Éric Ciotti veut nouer pour les LR avec le RN. Est-ce encore le journal qui a défendu Alfred Dreyfus, soutenant son innocence quand presque toute la presse, acquise à l’extrême droite, le condamnait ? » Ainsi que le raconte Libération, cette prise de parole lui vaut d’être accusée de déloyauté et même… d’un soupçon d’antisémitisme. Selon nos informations, elle ne devrait cependant pas être sanctionnée, des discussions concernant les conditions de son départ se poursuivant.
Le journal de l’union des droites ?
Dans une rédaction discrète qui ne vit pas toujours bien le traitement médiatique dont elle fait l’objet, tous guettent maintenant la soirée électorale du 29 juin, et l’édito qu’écrira Alexis Brézet dans l’hypothèse probable d’un duel entre le RN et le Nouveau Front populaire. Selon la quinzaine de sources que nous avons pu interroger, qu’elles soient encore en poste au Figaro ou parties, cette hypothèse du coup de manche à droite toute a eu le temps de mûrir. « Nous ne sommes pas le journal d’un parti, mais ces dix dernières années, une famille culturelle identitaire a pris le pouvoir dans le journal », s’inquiète un journaliste chevronné. Un autre se souvient encore d’un épisode survenu le 23 avril 2017, lors du premier tour de la présidentielle, confirmé par deux autres collègues : « Fillon éliminé, Brézet faisait les cent pas avec deux éditos à la main, un en faveur de Marine Le Pen, l’autre pour Macron. Après un échange avec la famille Dassault, il a opté pour la seconde option. Mais dans cette configuration ? »
Si Étienne Mougeotte assumait un positionnement « du centre et de droite », libéral, favorable à l’Union européenne et étanche au Front national, son successeur à la tête des rédactions, nommé en 2012, vient d’une rive beaucoup plus traditionaliste, celle de la bourgeoisie militaire toulousaine. Dans sa jeunesse, Alexis Brézet a été la plume de Jean-Marie Le Chevallier, ancien maire de Toulon et eurodéputé FN entre 1984 et 1999, et a écrit sous son nom un petit opuscule au titre évocateur, Immigration en Europe : attention danger. Aujourd’hui, un ami dit de lui qu’il est « l’homme le plus important de la droite, aux confins des plaques tectoniques, qui pèse beaucoup sur le plan idéologique », et rappelle qu’il a « accompagné Éric Zemmour et son ascension ». C’est lui qui a rouvert la porte du Figaro au journaliste après un premier passage entre 1996 et 2009, et malgré sa condamnation en 2011 pour provocation à la discrimination raciale. Zemmour ne le quittera pour de bon qu’en 2021, pour faire la promotion de son brûlot programmatique, La France n’a pas dit son dernier mot, prélude à sa candidature à la présidentielle.
Pendant longtemps, le chroniqueur y a été le seul partisan de l’union des droites. À l’intérieur du quotidien survivait l’héritage conceptuel de l’historien René Rémond : d’un côté, un courant orléaniste libéral, de l’autre une mouvance bonapartiste autoritaire. Aujourd’hui, malgré l’échec électoral de Zemmour, sa ligne, arc-boutée sur les valeurs, a largement infusé dans un journal parcouru de liens personnels avec l’extrême droite. Si on y trouve une vieille garde enracinée dans les milieux catholiques ultraconservateurs, notamment au Figaro Histoire, la mue identitaire du quotidien s’est opérée par l’entremise d’une jeune génération de journalistes. Formée politiquement dans la bataille de La Manif pour tous, opposée en 2012 et 2013 au mariage des couples homosexuels, cette nouvelle garde réactionnaire est venue prendre le relais des « forçats de l’info » du début des années 2010, plus marqués à gauche. Elle se réclame de George Orwell et de Jean-Claude Michéa, le théoricien du lien indéfectible entre libéralisme économique et libéralisme culturel. Surtout, en véritables « trotskistes de droite », ses membres croient en l’entrisme gramscien et la guerre pour l’hégémonie culturelle.
« Il y a une petite blague au Figaro, c’est que le “grand remplacement” existe, mais à l’intérieur du journal ! » ironise un représentant syndical. Ces « bébés Brézet », ainsi que les surnomme sans affection un ancien, ont épousé la trajectoire du Vox, plateforme créée en 2014 comme un espace de débats du site Web. Inspiré par le très réac Causeur d’Élisabeth Lévy et influencé par Patrick Buisson, l’artisan du virage identitaire de Nicolas Sarkozy qui, après la défaite de 2012, avait conseillé aux jeunes pousses droitières de « peupler les rédactions et d’occuper les plateaux télé », le Vox est depuis son origine le projet de Vincent Trémolet de Villers. Fils d’un ancien collaborateur de Jean-Louis Tixier-Vignancour, premier candidat d’extrême droite à une élection présidentielle en 1965, il est aujourd’hui directeur délégué de la rédaction — ils sont nombreux à l’imaginer prendre la direction en 2027. « C’est le vrai cerveau, et avec Brézet, on se demande parfois qui influence qui », analyse un journaliste politique qui a fait ses valises il y a déjà quelques années, convaincu que l’adhésion du Figaro à la ligne du Rassemblement national « n’était qu’une question de temps ». Selon lui, Trémolet, unanimement loué pour sa rondeur et sa subtilité, « est tout à fait compatible avec l’intelligentsia de gauche ». La preuve : il a été co-intervieweur dans 28 minutes, sur Arte, pendant cinq ans.
Le fait divers idéologisé
« Plus qu’au service politique, c’est au Vox que se joue le pivot du Figaro », observe une autre journaliste, qui a vécu aux premières loges ce pronunciamiento à bas bruit. « Très vite, le service a cherché à sortir de l’espace délimité de l’opinion pour phagocyter l’actualité. » Dans leur bureau légèrement à l’écart, Trémolet et ses deux lieutenants, Eugénie Bastié et Alexandre Devecchio, peaufinent un système éditorial bien rodé, qui polarise le débat public en gommant la frontière entre l’idéologique et le journalistique. Le Vox réalise d’excellentes audiences, et en aidant Le Figaro à devenir le premier site d’info de France affaiblit de facto le service politique. Si certains services — de l’international aux pages saumon — restent hermétiques, « les moins marqués politiquement sont placardisés », diagnostique une journaliste. Le très chiraquien Philippe Goulliaud sera brusquement mis à la retraite en 2016, provoquant l’émoi dans la rédaction. Même le vétéran Yves Thréard, pourtant peu suspect de gauchisme, est aujourd’hui cornérisé : l’éditorialiste a trouvé refuge sur BFMTV, où il aura son émission à la rentrée prochaine.
Cette constriction lente, héritée des prescriptions de la « nouvelle droite » des années 1970, se poursuit encore en 2021, avec la création d’un pôle fait divers, dans le dos du service société, à dix-huit mois de la présidentielle. « Le problème, grince un journaliste, c’est la surreprésentation d’articles sur des sujets liés à l’insécurité qui mentionnent en titre la nationalité ou l’existence d’une obligation à quitter le territoire français, voire des prénoms à consonance musulmane. » De quoi, selon l’expression de l’historienne Claire Sécail, « tuer le fait divers en inventant cette catégorie désormais hégémonique du fait de société ». Et industrialiser encore un peu plus la politique éditoriale du Vox. Fin 2023, la Société des journalistes s’est d’ailleurs plainte à la direction de la page d’accueil du site, saturée de « papiers anxiogènes ».
Dix ans après sa création, le FigaroVox a désormais poussé les murs, et fait émerger une deuxième génération de journalistes (très) conservateurs. Le jeune Paul Sugy par exemple, embauché en 2018, intervient à l’Institut de formation politique (IFP), la fabrique à élites de l’extrême droite. De quoi entretenir une communauté d’idées avec les figures montantes de la jeunesse identitaire, auxquelles les journalistes Nicolas Massol et Marylou Magal (une ex du Figaro) ont récemment consacré une enquête. Sugy y explique « comment percer dans le journalisme », enseigne le décryptage de « l’idéologie woke » ou encore anime un cycle « genre, véganisme, indigénisme : comment décrypter la sémantique de gauche », juste avant une formation aux réseaux sociaux dispensée par Stanislas Rigault, responsable de Génération Z, le mouvement des jeunes avec Zemmour. À même pas 30 ans, il a également son rond de serviette sur CNews, où il est éditorialiste. Il n’est pas le seul : selon une comptabilité transmise par les Sleeping Giants, un collectif citoyen de lutte contre le financement des discours de haine, Le Figaro est le média le plus représenté sur la chaîne de Vincent Bolloré, devant Valeurs actuelles et Causeur.
Alors que les yeux sont rivés sur l’empire national-populiste du milliardaire breton, en campagne tous azimuts pour le Rassemblement national, dans quel camp s’écrira la suite de la riche histoire du Figaro ? La semaine dernière, le Canard enchaîné faisait état de discussions récentes entre le clan Bolloré et la famille Dassault dans l’optique d’un rachat. Un serpent de mer. Joint au téléphone, le conseiller du groupe Dassault Rudi Roussillon dément vigoureusement : « Absolument personne ne songe à se séparer du journal. » Interrogé ce lundi par la Société des journalistes, Marc Feuillée, le directeur général du groupe Figaro, a tenu la même ligne, niant tout contact avec de potentiels acquéreurs. Et le 21 juin, en venant visiter les studios flambant neufs du Figaro TV, canal 34 de la TNT Île-de-France, les frères Laurent et Thierry l’ont également répété. Un fin connaisseur de la maison et de la vie politique hexagonale suggère de garder un œil sur le dossier : « Avec 2027 en ligne de mire, ça va être la guerre. »
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