A propos des privatisations :
Autoroutes : l’histoire secrète des privatisations (France Inter)
Le Rail et les routes qui se croisent par le biais de la réforme ferroviaire, sous une même Autorité de régulation, l'ARAFER. Et où l'on retrouve...Emmanuel 1er.
Citation:
Fin 2014, le dossier des privatisations rebondit. Plusieurs rapports de la Cour des comptes, du Sénat, de l’Assemblée nationale et de l’Autorité de la concurrence critiquent "la rentabilité exceptionnelle" des autoroutes "assimilable à une rente".
"L’État a une responsabilité historique. S’il prolonge les concessions sans rebattre les cartes, ni reprendre la main dans les négociations, il perd le pouvoir pour très longtemps", estime, solennel, le président de l’Autorité de la concurrence, Bruno Lasserre, le 17 septembre 2014, devant la commission des Finances.
L’affaire devient politique. Le 10 décembre 2014, 152 députés socialistes réclament au Premier ministre, Manuel Valls, le rachat des concessions d’autoroutes par l’État.
Un groupe de travail parlementaire sur les autoroutes est mis en place, associant huit députés et sept sénateurs de la majorité et l’opposition. Avec deux représentants de l’État principalement chargés de mener les discussions : Elisabeth Borne, l’actuelle ministre des Transports, alors directrice de cabinet de la ministre de l’Écologie Ségolène Royal, et Alexis Kohler, l’actuel secrétaire général de l’Élysée qui était à l’époque le directeur de cabinet du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron.
Officiellement, toutes les options sont sur la table, à commencer par la résiliation des contrats de concession.
Pourtant, dès le début, Elisabeth Borne, qui a été directrice des concessions chez Eiffage de 2007 à 2008, et Alexis Kohler, font passer un message assez clair : d’après eux, la marge de manœuvre de l’État avec les sociétés d’autoroutes est très mince.
Citation:
Finalement, le 9 avril 2015, la ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, et le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, signent un protocole d’accord avec les représentants des sociétés APRR (Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, groupe Eiffage et Macquarie), AREA (Société des autoroutes Rhône-Alpes, filiale de APRR), ASF (Autoroutes du Sud de la France, filiale de Vinci Autoroutes), Cofiroute (filiale de Vinci Autoroutes), Escota (Autoroutes Esterel-Côte d’Azur, filiale de Vinci Autoroutes), Sanef (Société des autoroutes du Nord et de l'Est de la France, contrôlée par la société Abertis) et SAPN (Société des autoroutes Paris-Normandie, filiale de Sanef).
Le secrétaire d’État aux Transports, Alain Vidalies, explique aujourd’hui qu’il a refusé d’apposer sa signature. "Quarante-huit heures avant la signature, je suis convoqué au ministère de l’Écologie, se souvient Alain Vidalies. La négociation s’était déroulée entre gens informés et bien-pensants, du coup je suppose qu’ils avaient besoin de ma signature pour la forme. N’ayant pas été associé aux négociations, je refuse de signer ce protocole d’accord, que je n’ai ni expertisé, ni validé."
Que contient ce protocole d’accord ?
Impossible de le savoir, à l’époque. Le sénateur centriste Hervé Maurey, membre de la Commission du développement durable, des infrastructures, de l’équipement et de l’aménagement du territoire, tente à deux reprises, le 15 avril 2015 et le 19 mai 2015 de se le faire communiquer auprès du Premier ministre, Manuel Valls. En vain.
Interrogé sur RTL, le 9 avril 2015, le ministre de l’Économie Emmanuel Macron explique qu’"on a mal géré ces contrats ces dernières années" et qu’"on va être plus transparent".
Pourtant, lorsque le sénateur Hervé Maurey interpelle le ministre, le 30 juin 2015, en lui réclamant, une nouvelle fois, la transmission de ce protocole d’accord, Emmanuel Macron explique qu’"une partie de ces accords relève d’une clause de confidentialité demandée par les sociétés d’autoroutes."
Interrogées à ce sujet, les sociétés d’autoroutes contestent avoir réclamé la moindre clause de confidentialité. "Les décrets approuvant les avenants aux contrats de concession ont été publiés, en août 2015, au Journal officiel et sont consultables sur internet", précise l’Association française des sociétés d’autoroutes.
Dans son rapport publié en 2016, l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (Arafer), qui contrôle désormais les contrats de concessions autoroutières, évoque les principaux points de ce protocole d’accord, mais sans entrer dans le détail.
Malgré les déclarations publiques, au final, ce gel des tarifs des péages pour 2015 se traduira, selon l’Arafer, par un surcoût de 500 millions d’euros pour les automobilistes.
Contactés, Manuel Valls, Ségolène Royal, et Alexis Kohler n’ont pas donné suite à nos demandes d’interviews.
L’État pouvait-il faire autrement ?
Sur le papier, une disposition lui permet de résilier les contrats de concession. Il s’agit de l’article 38 qui permet à l’État de dénoncer ces contrats au nom de "l’intérêt général". Dans ce cas, l’État est tenu d’indemniser les détenteurs des contrats de concession. Les différentes évaluations concernant le coût de la résiliation de ces contrats (qui expirent entre 2031 et 2036) varient entre 20 et 50 milliards d’euros. Pour les services de la ministre des Transports, Elisabeth Borne "la renationalisation des autoroutes n’est ni possible, ni souhaitable. […] L’État n’a que peu d’intérêt à racheter à un prix exorbitant des concessions dont il commencera à retrouver la pleine propriété dans 10-15 ans."
Une analyse contestée par de nombreux observateurs comme le chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne, enseignant à l’Université Paris I et membre des Économistes atterrés, Christophe Ramaux. "Si elle le souhaite, en empruntant sur les marchés financiers avec des taux très bas, la France a tout à fait les moyens d’augmenter sa dette pour cette mission d’intérêt général, estime Christophe Ramaux, sachant qu’elle sera largement remboursée dans les années qui viennent grâce aux recettes d’exploitation des sociétés d’autoroutes."
ÉPISODE 7 : L’accord révélé
Le 18 mars 2019, le Conseil d’État a levé officiellement le voile sur ce protocole d’accord. Saisi par le militant écologiste grenoblois, Raymond Avrillier, la haute juridiction oblige Bercy à lui communiquer les documents qu’il réclame depuis maintenant quatre ans.
Le Conseil d’État estime que "le protocole transactionnel" signé en avril 2015 "présente le caractère d’un document administratif communicable."
Déjà dévoilé partiellement en septembre 2017 par France 2, l’accord a été publié en intégralité par la journaliste Martine Orange sur Mediapart, en janvier 2019.
La cellule investigation de Radio France a également eu accès à ce protocole d’accord. Le voici désormais, en accès libre.
En résumé, ce protocole d’accord prévoit un allongement de la durée des concessions contre la promesse d’un investissement de 3,2 milliards d’euros sur 10 ans, ainsi qu’une augmentation des tarifs de péage à partir de 2019 et jusqu’en 2023.
"C’est un accord très faible pour la défense des intérêts de l’État, estime l’ancien secrétaire d’État aux transports, Alain Vidalies. Compte tenu du rapport de force créé par les parlementaires et l’opinion, à l’époque, la peur aurait dû changer de camp. Les responsables des sociétés d’autoroutes ont été trop rapidement rassurés."
"Le bilan de ce protocole est sans conteste positif puisqu’il a permis d’éviter à l’État des procédures de litiges qui lui auraient immanquablement été défavorables" et de "rééquilibrer [les] relations contractuelles [de l’État] avec les sociétés concessionnaires", estime pour sa part le cabinet d’Elisabeth Borne.
ÉPISODE 8 : Une "baguette magique" fiscale
Un autre point de ce protocole d’accord attire l’attention : une clause de "neutralité fiscale."
En clair, il s’agit d’une clause qui oblige l’État à accorder automatiquement une compensation aux sociétés d’autoroutes, en cas de nouvelle taxe ou de nouvel impôt.
Cette clause (au titre de l’article 32) existait avant la signature de ce protocole d’accord. Mais selon un avis du Conseil d’État de février 2015 que nous nous sommes procuré, son application très large à la société Cofiroute pouvait être considérée comme "excessive et anormale"
Malgré cet avis du Conseil d’État, cette clause s’appliquera bien, sans aucune restriction, en faveur des sociétés d’autoroutes, dans le protocole d’accord signé avec l’État, en avril 2015. "Cela signifie que si demain l’État décide d’augmenter une taxe ou une redevance sur les autoroutes, il est obligé d’accepter soit une augmentation des péages, soit un allongement des durées de concession, commente l’ancien député socialiste Jean-Paul Chanteguet. L’État a accepté de mettre en place une forme de régime dérogatoire. Il s’est lié les mains. C’est tout à fait inacceptable."
Du côté des sociétés d’autoroute, on répond qu’il s’agit là d’une clause tout à fait logique dans ce type de contrats. "L’État fixe la règle du jeu, il est juge et partie, explique le président de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes, Arnaud Hary. Il ne peut donc pas modifier de manière unilatérale l’équilibre du contrat qu’il a signé et imposer de nouvelles taxes et redevances spécifiques aux sociétés d’autoroutes, sinon l’État doit compenser les sociétés d’autoroutes. Cela a été dit par le Conseil d’État. C’est un droit que l’État s’honore de respecter."
Quant au cabinet de la ministre des Transports, Elisabeth Borne, il estime que cette clause fonctionne en quelque sorte, dans les deux sens : "Si d’un côté, elle garantit aux sociétés le maintien des conditions économiques et financières du contrat, de l’autre elle permet à l’État de "récupérer" l’effet d’aubaine généré par la minoration ou la suppression d’une taxe ou redevance spécifique aux concessionnaires d’autoroute." Autrement dit, si un engagement pris par les autoroutes lors du protocole d’accord d’avril 2015 venait à être minoré, l’État serait fondé à en réclamer la compensation.
ÉPISODE 9 : Un vert qui voit rouge
Cette clause de "neutralité fiscale" est désormais au centre d’une nouvelle bataille juridique.
L’ancien élu grenoblois, Raymond Avrillier, qui a déjà obtenu la publication du protocole d’accord, annonce à la cellule investigation de Radio France qu’il va de nouveau saisir le Conseil d’État pour cette fois tenter de faire annuler l’accord.
Il estime que les deux ministres, Ségolène Royal et Emmanuel Macron, qui ont signé ce protocole d’accord, n’étaient pas habilités à valider une décision d’ordre fiscale. "Ce protocole d’accord est irrégulier, estime Raymond Avrillier, il n’y a ni la signature du ministre des Finances, ni la signature du Premier ministre. Le Conseil d’État sera saisi sur ce protocole pour l’incompétence des deux ministres, Ségolène Royal et Emmanuel Macron, à s’engager sur des dispositions fiscales qui ne relèvent pas de leur mission prévue par les textes législatifs et règlementaires."
L’ancien militant écologiste a déjà été à l’origine de plusieurs affaires judiciaires, comme le scandale de la privatisation de la régie des eaux à Grenoble qui a débouché sur la condamnation de l’ancien maire Alain Carignon, ou bien l’affaire des sondages de l’Élysée, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
ÉPISODE 10 : Des routes nationales très convoitées
Treize ans après la privatisation, 2 600 kilomètres d’autoroutes n'ont pas encore été concédés au privé. Des portions qui intéressent forcément le secteur autoroutier. "Il y a toujours eu la volonté de travailler sur des extensions de réseau, témoigne Lionel Leullier qui a travaillé plus de 15 ans dans le secteur. C’est ce qu’on appelait la politique des petits bouts. Avoir du réseau à gérer en plus, avec de petits morceaux de réseaux non concédés qui peuvent être adossés au réseau concédé, soit par une extension de la durée des concessions, soit par un péage complémentaire."
Mais la stratégie des sociétés d’autoroute ne s’arrête pas là. Faute de crédit, l’état du réseau non concédé se dégrade. Du coup, les sociétés d’autoroute ont également un œil sur le réseau routier national qui représente près de 10 000 kilomètres.
C’est ce qu’on comprend dans une note interne de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes (ASFA) datée du 17 avril 2014, que nous nous sommes procurée. "Ce modèle vertueux [des concessions] pourrait s’élargir à l’ensemble du réseau routier national, dans sa configuration resserrée aux seuls grands itinéraires qui est devenue la sienne suite aux décentralisations", peut-on lire dans cette note. "Il semble pertinent aujourd’hui de s’appuyer sur ce modèle pour continuer à développer et moderniser les infrastructures routières indispensables à la mobilité durable et au développement économique de notre pays, tout en contribuant de façon positive à la relance économique, explique encore ce document. Cela peut – et même doit – se faire sans peser sur les finances publiques, comme le permet les vertus de ce modèle 'made in France'. Le transfert de tout ou partie du réseau routier national est de nature à provoquer un choc budgétaire très significatif, soulageant le budget de l’État et pérennisant les capacités d’entretien du réseau."
Interrogé sur ce point, le président de l’Association des sociétés française d’autoroutes, Arnaud Hary, confirme que le réseau national intéresse le secteur mais uniquement les portions qui pourraient à terme être transformées en autoroute.
"Prenons l’exemple de la route Centre-Europe Atlantique (RCEA), entre Mâcon, Limoges et Poitiers : l’État a décidé de transformer 100 kilomètres de routes nationales en autoroutes. Les sociétés d’autoroutes répondent toujours à l’appel d’offres pour moderniser."
Une réflexion est actuellement en cours sur le sujet. Le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, et la ministre des Transports, Elisabeth Borne ont mis en place un groupe de travail sur "l’évolution de la gestion" du réseau routier national non concédé.
"Lorsque j’étais secrétaire d’État aux Transports, je voyais déjà arriver sur mon bureau des notes de la haute administration m’expliquant que le budget de l’État n’avait plus les moyens d’entretenir le réseau routier national, témoigne l’ancien élu socialiste, Alain Vidalies. Il y avait un schéma préconisant la privatisation. On me demandait de recommencer avec les routes nationales ce qu’on avait fait par le passé pour les autoroutes."
Contacté, le ministère des Transport dit rester "prudent" sur le sujet. Le rapport sur l’évolution de la gestion du réseau routier national non concédé devrait être rendu d'ici l'été 2019.
Aujourd’hui, le secteur autoroutier représente un chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros, un bénéfice net de près de trois milliards d’euros, des dividendes de 1,7 milliards en 2017 (4,7 milliards en 2016) et une marge brute de plus de 70 %. De leur côté, les sociétés d’autoroutes mettent en avant "le montant des investissements que les sociétés se sont engagées à faire pour sécuriser, moderniser et développer le réseau. Cinq milliards d’euros d’investissements supplémentaires inscrits dans les contrats quinquennaux des sociétés privatisées. Entre 2006 et 2018, ce sont 24 milliards d’euros qui ont été investis pour améliorer et sécuriser les autoroutes française", dit l’ASFA.
Dans son dernier rapport, l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer) a relevé plusieurs cas dans lesquels "il n’apparaissait pas justifié de faire supporter par l’usager de l’autoroute" certains investissements "soit parce que les projets correspondaient à des opérations déjà prévues dans les contrats, soit parce qu’il n’était pas établi qu’ils étaient strictement nécessaires ou utiles à l’exploitation de l’autoroute."
ÉPILOGUE : Agence recherche financement désespérément
Quant à l’Agence de financement des infrastructures de France (AFITF) qui devait être financée par l’argent des péages au début des années 2000, elle a aujourd’hui bien du mal à fonctionner avec un budget de 2,5 milliards d'euros. Un budget abondé par les sociétés d’autoroutes (à hauteur d’un milliard), la taxe intérieure sur les produits pétroliers et les amendes radars, dont le montant a considérablement chuté, suite à la crise des "gilets jaunes". "En 2018, il a manqué 202 millions d'euros d’amendes radars, constate l’actuel président de l’AFITF et maire d’Angers, Christophe Béchu. Et pour 2019, la perte est évaluée à 400 millions ! Le problème c’est que l’Agence a des dépenses qui sont certaines… mais des recettes incertaines. Avec un budget de 2,5 milliards, on ne peut pas financer des infrastructures nouvelles, on se contente de payer les factures. Nous avons besoin d’un budget d’au moins trois milliards pour lancer des projets sur plusieurs années."
"Imaginez ce qu’on pourrait faire aujourd’hui si l’Agence avait continué à être alimentée par l’argent des péages, regrette l’ancien ministre des transports Gilles de Robien. Nous aurions un outil de financement pérenne qui résoudrait tous nos problèmes financiers pour les infrastructures françaises."
Des sources gouvernementales assurent que tout sera fait pour que l’AFITF puisse bénéficier d’un budget de trois milliards en 2020. Mais on ignore encore avec quel financement...