Inscription: 09 Juil 2007 12:54 Messages: 16378 Localisation: Paris
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Le site du grand débat, bon biaisé de l’ÉlyséeIl aurait dû recueillir la parole des Français dans un bel élan de participation citoyenne. Las, il oriente systématiquement vers les choix macroniens.La dictature, c’est “ferme ta gueule”. La démocratie, c’est “cause toujours”. » Vous connaissez forcément cette citation du metteur en scène Jean-Louis Barrault. Le quinquennat d’Emmanuel Macron va-t-il nous contraindre à l’actualiser ainsi : « La dictature, c’est “ferme ta gueule”. La démocratie c’est “débats toujours, de toute façon, tout est biaisé” » ? Cette réflexion, nous nous la sommes faite en découvrant le site du grand débat national, un outil dit de « démocratie participative » destiné à recueillir l’opinion et les idées des Français sur quatre thèmes : la fiscalité, l’environnement, la citoyenneté et l’organisation de l’État. On y trouve des fiches pédagogiques pour mettre en œuvre des discussions sur le terrain et un espace pour faire remonter les contributions des internautes. Mais, alors que le gouvernement promet que tout sera fait pour « entendre la parole des Français », qu’un collège de garants indépendants a été nommé, chargé notamment de la « bonne tenue des débats », la plateforme oriente pas très finement les réponses dans un seul sens : les choix politiques du chef de l’État. - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
Vous trouvez qu’on exagère ? Allez sur le site et lisez la fiche rédigée par le gouvernement pour préparer le débat sur la fiscalité (thème considéré comme le plus important pour les Français, selon un sondage). Vous y trouverez une vision très partielle, et partiale, de l’économie. Par exemple, vous apprendrez que « le niveau du coût du travail », parce qu’il est « plus élevé en France que dans de nombreux autres pays développés », « pèse sur l’emploi et sur la compétitivité des entreprises ». Or, cette affirmation ne fait pas consensus chez les économistes. Certains estiment, au contraire, que le coût du travail n’est pas un indice pertinent pour comparer l’économie française à celle de ses voisins, et que son niveau élevé pèse surtout sur l’emploi des travailleurs au Smic, pas sur celui des salariés ayant un plus haut revenu. Mais il y a plus gênant : c’est la manière dont l’exécutif fixe « les enjeux du débat » : il n’ouvre pas sur une discussion générale sur les impôts, il demande à être « éclairé » pour, in fine, atteindre les « objectifs » que lui-même s’est fixés en début de mandat. À savoir : « baisser la dépense publique pour baisser les impôts et réduire la dette », « rendre 10 milliards d’euros aux Français », « encourager le travail et l’investissement » en baissant « le taux d’impôt sur les sociétés à 25 % » et en rendant la « fiscalité du capital comparable à celle des autres pays européens ».
Autant dire que la latitude donnée aux débatteurs est très limitée. Et cela se retrouve dans les onze questions venant ensuite et destinées à « contribuer au débat » sur la fiscalité. Elles sont très, mais alors très orientées. Prenons la numéro 3. Elle est ainsi rédigée : « Afin de réduire le déficit public de la France qui dépense plus qu’elle ne gagne, pensez-vous qu’il faut avant tout : 1) réduire la dépense publique 2) Augmenter les impôts 3) Faire les deux en même temps 4) Je ne sais pas. » Tout, ici, est caricatural. D’abord, il est posé comme une évidence qu’il faut réduire le déficit (une question honnête aurait été de demander : « Faut-il réduire le déficit ? Si oui, comment ? »). Ensuite, le choix des réponses est très limité. Pour réduire le déficit d’un pays, il n’y a pas que la baisse des dépenses ou la hausse des recettes qui marchent. La théorie économique nous dit qu’on peut aussi mener une politique d’investissement public visant à augmenter la croissance et donc les rentrées fiscales, ou décider simplement d’arrêter de rembourser la dette publique, dont le coût est très élevé (la charge de la dette en France est équivalente au budget annuel de la Défense). Mais ça, les auteurs du questionnaire ne semblent pas le savoir ou font semblant de l’ignorer… Enfin, dernier gros problème, le questionnaire ne tient pas compte du tout des réponses fournies. Alors que la question 3 permet de se dire partisan d’une hausse d’impôts, la question 4 enchaîne non pas sur les impôts qu’il faudrait augmenter, mais sur ceux qu’il faudrait « baisser en priorité »…
La suite est rédigée avec la même mauvaise foi. Pour la question 5, on demande aux Français « quelles dépenses publiques » il faut « réduire en priorité » afin de « baisser les impôts et réduire la dette ». Pour la 6, où, « parmi les dépenses de l’État et des collectivités locales », on doit « avant tout faire des économies ». Donc, si on ne veut ni faire d’économies, ni réduire la dette ou baisser les impôts, eh bien, on est bien embêté. À moins d’accepter de passer pour un ignare ! En effet, on ne trouve pas comme réponse possible le classique « Ne se prononce pas » des instituts de sondage, mais un « Je ne sais pas » qui donne l’impression qu’on est en train de répondre à un test de connaissance en économie. Et qui est prêt à reconnaître qu’il n’a jamais rien compris à cette matière ?
Mais la véritable perversité arrive avec les questions 9 et 10 sur les hausses d’impôt. Celles-ci sont personnalisées, c’est-à-dire rédigées comme un test de personnalité de magazine. On demande ainsi aux Français, non pas quels impôts ils voudraient voir augmentés, mais « pour quelle politique publique » ils seraient « prêts à payer plus d’impôts » et s’ils accepteraient de « payer un impôt pour encourager des comportements bénéfiques à la collectivité comme la fiscalité écologique ou la fiscalité sur le tabac ou l’alcool ». Le message sous-entendu peut se décrypter ainsi : d’abord, si vous êtes en faveur d’une hausse d’impôt, ça va vous coûter très cher ; ensuite, vous n’avez pas le droit de vous exprimer sur l’impôt des autres. Comme ça, c’est sécurisant : on est sûr que personne ne va se mettre à parler d’un retour de l’ISF… (sauf si vous connaissez un millionnaire qui déprime depuis l’année dernière parce qu’il ne verse plus cet impôt).
Bon, vous allez dire : le gouvernement cherche à biaiser le débat, mais est-ce si grave ? Les Français ne sont pas si bêtes, ils vont le voir et apporter leurs propres solutions. D’ailleurs, quand des réunions sont organisées sur le terrain, on ne voit pas beaucoup de gens venir avec des exemplaires de ces fiches pédagogiques. La manipulation serait ratée, alors ? Non, parce que si vous voulez apporter votre petite pierre au débat collectif via la plateforme internet, il est impossible de s’écarter de ces questions. Pour chaque thème, le site propose ainsi, à la fois, d’« exprimer votre point de vue en répondant en quelques minutes à une série de questions » – un QCM – et d’« apporter votre contribution » en « déposant une proposition ». Mais, si on reste sur le thème de la fiscalité, le QCM est composé des questions fermées 3, 5, 9 et 10 déjà présentées plus haut (et donc tout ce qu’il y a de plus manipulatrices) et, quand on clique sur « Apportez votre contribution », on tombe sur le reste des questions de la fiche pédagogique – celles qui sont ouvertes. Dont, par exemple, celle qui demande : « Quels sont selon vous les impôts qu’il faut baisser en priorité ? » et qui est tout sauf idéologiquement neutre. Alors, certes, il y a bien une dernière question pour se lâcher en toute liberté. On y demande s’il y a « d’autres points sur les impôts et les dépenses sur lesquels vous souhaiteriez vous exprimer ». Mais un rapide coup d’œil sur les contributions déjà remplies (12 000 ce mercredi à midi sur la fiscalité) montre que cette invitation à dire tout ce qu’on pense n’entraîne pas des réponses fleuves. Les internautes semblent avoir été déjà essorés par le reste du questionnaire.
Clément Mabi, maître de conférence à l’université de Compiègne et spécialiste des « civic techs » (des « technologies civiques », que l’on avait observées ici), est lui aussi effondré. « On nous promet un débat et, quand on arrive sur la plateforme, c’est très déceptif. On ne peut pas interagir, tout est cadré, fermé. On n’est pas du tout dans une optique délibérative. On doit juste répondre à des questions qui reprennent la feuille de route du gouvernement », indique-t-il aux Jours. Ayant observé d’autres consultations numériques, il voit ainsi tout ce qui aurait pu être proposé. « Quand ils sont bien utilisés, les outils de “civic tech” permettent de favoriser les échanges entre participants et ainsi de produire de l’intelligence collective, ajoute le chercheur. Ici, cela a été totalement exclu de la plateforme, comme si le gouvernement avait peur que les gilets jaunes se lâchent en ligne. » Et de conclure à une immense manœuvre de « civic washing » de la part de l’exécutif.
Difficile cependant de savoir qui sont les responsables exacts de cette opération de manipulation. Le concepteur du site est Cap Collectif, une entreprise qui a mis au point des logiciels permettant d’organiser des consultations numériques. Mais son président, Cyril Lage, qui se présente comme un militant de la « civic tech », refuse d’endosser la responsabilité des questions. « Nous, on s’occupe de la partie numérique, on fournit un outil. Ce sont les clients qui décident comment ils l’utilisent », répond-il aux Jours. Du côté du gouvernement, on est encore moins loquace. Au service de presse de la mission du grand débat (mise en place par décret le 15 janvier), on nous a juste lâché que les « questions ont été constituées en rapport avec la lettre du président de la République et en lien avec les ministères en charge des questions ». Serait-ce donc le ministre des Comptes publics Gérald Darmanin lui-même qui aurait été à la manœuvre pour demander aux Français de valider ses convictions fiscales ? Quelqu’un de peu subtil, ça, c’est sûr !
Mais ne perdons pas espoir en l’humanité numérique : peut-être les internautes contourneront-ils les obstacles dressés sur le site pour faire passer leur message. Sauf que, même dans cette optique, il n’est pas du tout sûr que cela serve à quelque chose : on ne sait pas ce qu’il va advenir de leurs contributions. Aucun prestataire n’a encore été choisi pour analyser et traiter les dizaines de milliers de réponses à venir. On ne sait donc pas quelle méthode sera employée : un logiciel d’analyse textuelle ? Des étudiants payés au lance-pierres qui vont lire toutes les propositions et les résumer ? Seule promesse faite par Pascal Perrineau, membre du collège des garants : « Nous serons très attentifs au respect de la parole qui se sera exprimée dans tous ces lieux de débat et à la qualité des prestataires qui seront mobilisés pour faire ce travail. »
Ce qui est troublant, c’est que Cap Collectif fournit normalement des solutions très intelligentes pour suivre en direct la tournure que prend la consultation. Son logiciel permet, en théorie, de voter pour les propositions des contributeurs, puis de classer ces dernières (selon celles qui sont les plus commentées ou les plus appréciées) et ainsi de faire émerger les idées les plus populaires (comme ici). Mais là, le site du grand débat ne permet que de lire les contributions suivant leur ordre d’arrivée sur le site. Pourquoi un tel choix, avons-nous demandé à Cyril Lage. « Le gouvernement a décidé de ne pas activer cette option. Je n’ai pas à donner mon avis là-dessus », nous a simplement répondu le patron de Cap Collectif. Mais, pour preuve qu’il restait un militant des « civic techs », Cyril Lage nous a fait savoir qu’il avait aussi distribué – gratuitement – son outil aux gilets jaunes, qui veulent lancer d’ici à quelques jours leur propre plateforme, intitulée « Le vrai débat ». Ouf, il y a encore une chance que la démocratie participative sorte gagnante de cette histoire.
_________________ « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »Влади́мир Ильи́ч Улья́нов This is such a mind fuck.
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