Du Vendée Globe au transport de cocaïne : l'incroyable histoire du monocoque 77Publié le lundi 29 octobre 2018 à 22:30 | Mis à jour le 30/10/2018 à 10:59
Revenu de trois Vendée Globe, le monocoque 77 devait couler aux Antilles une retraite paisible aux mains d'un Québécois prodigue. Pisté par les douanes françaises, il a brûlé le 18 juillet dernier au large de Saint-Martin avec 1,5 tonne de cocaïne à bord.À la Hune, le bar de Port-la-Forêt, d'où l'on voit presque tout, les Bretons les plus enjoués lui réinterprétaient le sketch de Couillu le Caribou (copyright Laurent Gerra). L'histoire amusait bien Martin Lepage. Ce quinquagénaire québécois faisait tourner les boutiques locales, il avait un bateau à retaper, un vaillant 60 pieds usé par trois Vendée Globe.
Lepage, sa rondeur, son petit bouc, trimballait une pochette bien épaisse. «Il voulait tout payer en betteraves», glisse un patron de chantier. En betteraves ? «Ben oui, en billets de 500.» C'est vrai que le 500 € a la teinte purpurine. Lepage est resté deux gros mois, début 2017, avant de mettre les voiles avec les alizés. Alors la Hune a causé d'autre chose. Jusqu'à cette vidéo, émise par les Douanes françaises en juillet dernier : «Interception d'une tonne et demie de cocaïne aux Antilles.» Plus qu'une interception : voilier en feu, équipiers qui s'éclipsent en radeau, frégate appelée en renfort.
Précédent propriétaire du bateau, Raphaël Dinelli aimait bien aussi Martin Lepage. «Il m'a dit qu'il voulait profiter de la vie à cinquante ans.» Ce n'est jamais aisé de voir derrière la peinture qui brille. Dinelli est un romantique. Écolo, rocker, marin rescapé d'un grand Sud qui a bien failli l'engloutir le jour de Noël 1996, le skippeur a toujours été perché. Depuis dix ans, il essaye de faire décoller un avion à propulsion électrique. Le ciel est son nouvel élément. Dinelli est passé à un autre rêve. Lepage était une aubaine.
Virginie, la femme de Dinelli, n'a pas voulu que le bateau s'efface dans l'horizon sans un vrai au revoir. «On l'a vu se construire, se modifier, il a emmené Raphaël autour du monde, après il nous baladait pour aller pique-niquer à l'Île d'Yeu.» Dix-sept ans de communion. Alors, dans le crépuscule des Sables-d'Olonne, Virginie a improvisé un apéro. Tous en rond sur le ponton. Elle a raconté que le bateau avait survécu à un choc avec une baleine. «J'ai dit à Martin d'en prendre soin.» Le monocoque blanc avait un si joli nom : Livie, une syllabe empruntée à chacune des deux filles Dinelli, Philippine et Flavie, qui n'ont pas pu retenir leurs larmes ce soir-là.
«La prodigalité de M. Lepage ne pouvait pas ne pas interpeller» - Un enquêteur de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières
AYC, le courtier, avait peu d'offres pour ce 18,60 m trop lourdaud pour rivaliser en course, trop viril pour la croisière. «Importante baisse de prix», promettait l'annonce. En vente depuis des années, il était descendu de 442 000 à 130 000 €. «Au bout d'un moment, note Mathieu Laronde, le boss d'AYC, ça permet de toucher un bateau rapide à un prix intéressant.» Didier (*), lui, ne veut pas être cité. Expert maritime, il a aidé à convoyer Livie jusqu'à Port-la-Forêt et fait le lien avec les chantiers. «Avec les travaux à prévoir, c'était un projet à 300 000 €. C'est pas surréaliste, tu ne demandes pas aux gens s'ils ont hérité ou vendu leur maison de campagne. Lepage était sérieux et cohérent.»
Les gens de mer ne se jugent pas. C'est la mer qui s'en charge. Un soir, Didier invitera l'acheteur à partager des langoustines. Lepage et son accent lui décriront la vie rêvée d'après : le bateau ancré à Saint-Martin, la maison juste au-dessus. Didier l'emmènera déjà se faire une idée du paradis bleu et blanc en face, aux Glénans. «Il disait qu'il voulait accéder à la tranquillité.»
Le registre de la capitainerie a gardé trace du passage de Livie. Entrée le 25 février 2017, sortie le 27 avril 2017. Prix de l'hivernage : 1 600 €. Livie est aligné avec les bateaux de course de retour du Vendée Globe, ceux de Riou ou de Le Cam. Il est collé à celui d'Attanasio, qui décrit Lepage comme «un mec sympa et serviable». Le Québécois, ancien ambulancier reconverti dans une petite entreprise de travaux publics, a été rejoint par sa femme. Il ne dort plus sur le monocoque, il a loué une bicoque. II cause du pays, de quad et motoneige. Fait le tour des chantiers, se renseigne, paye. La betterave commence à sentir. Martin Lepage est surveillé par la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières. «Sa prodigalité ne pouvait pas ne pas interpeller», glisse un enquêteur.
«À bord, ça ne parlait que d'armes à feu, de chasse à l'orignal, de Harley-Davidson ou de prostituées» - Gilles R., skippeur
Chez Le Bihan Voiles, on n'a pas été peu fiers de reconditionner un si beau coursier. 140 heures de boulot. «Le bateau avait souffert, fallait refaire tout le gréement», résume David Lahrant, un des associés. Ça allait chercher dans les 70 000 €. «Il a fallu qu'il comprenne que, sur ce genre de bateau, on ne met pas des ficelles en polyester à deux francs six sous.»
Le chantier terminé, Lepage a stické une fleur de lys, emblème du Québec, sur le franc-bord de son beau bateau. Il allait bien falloir traverser. Objectif Antilles. Gilles R. est embauché comme skippeur. Il préférera débarquer aux Canaries. On est en juin 2017. «Au niveau sécu, c'était pas trop ça. Le radeau était périmé, il n'y avait pas de cartes maritimes papier.» Gilles ne se sent pas en bon compagnonnage. Lepage a embarqué un compatriote, un balèze. «Il paraît qu'il avait fait l'Afghanistan... À bord, ça ne parlait que d'armes à feu, de chasse à l'orignal, de Harley-Davidson ou de prostituées. Les réglages, ça ne les intéressait pas. Lui me disait qu'il avait gagné beaucoup d'argent à la Bourse. C'était long... »
À Las Palmas, leurs routes se séparent. Livie s'éloigne dans le sud sous génois, voile minimaliste, équipage hésitant. En pointillé, des nouvelles traversent : «Martin m'a fait signe en mai 2018, note Mathieu Laronde, le broker. Le bateau tapait trop, sa femme aurait bien aimé quelque chose de plus confortable.»
Aux Antilles, les agents de l'OCRTIS (Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants) ne croient pas à l'histoire du quinqua qui réinvente sa vie. «Depuis le début, il est commandité par un gang de bikers québécois, nous révèle un enquêteur. C'était quand même pas un fier marin, on n'a pas tapé au hasard.»
«Ça sent un peu les gars naïfs qui ont servi d'appât tout près des côtes pendant qu'au large, ça passait plus gros» - Marc Fiévet, ancien informateur des douanes
Le 18 juillet, le voilier blanc est intercepté par la vedette des douanes de Saint-Martin avec deux hommes à bord. La mer est tumultueuse, l'arraisonnage impossible. Le monocoque obtempère pourtant et suit la vedette. Mais, au petit matin, deux hommes s'éloignent en radeau de sauvetage après avoir mis le feu au voilier. Une frégate de la Marine équipée de pompes anti-incendie est appelée en renfort. La coque est sauvée après une heure et demie de lutte. Grosse prise : les douaniers en extirpent 53 ballots de cocaïne. 1,5 tonne. Valeur à la revente : 100 millions de dollars. Les deux fuyards sont repêchés. Revoilà Martin Lepage, cinquante-trois ans. Il est accompagné d'un compatriote, Langis Bellanger, cinquante-cinq ans.
À la Hune, ça recause : «C'est triste de voir un bateau partir en fumée avec tout le boulot qu'on a fait, lance un chef de chantier, mais, au moins, on ne sera pas emmerdé par le SAV.» L'écrivain Marc Fiévet, ancien informateur infiltré des douanes, s'étonne du scénario : «Ça sent un peu les gars naïfs qui ont servi d'appât tout près des côtes pendant qu'au large, ça passait plus gros.»
Depuis Fort-de-France, Jean-Damien Moustier, patron de l'ORCTIS, évoque, lui, un itinéraire plus logique : «On a des marinas très importantes aux Antilles, ce bateau s'est inscrit dans un flux cohérent, avec récupération de la drogue au large.» Livie, l'ancien coursier, était reconverti en small-mover. Par opposition au go-fast. «Lepage est sympa mais pas très coopératif, poursuit Jean-Damien Moustier, on se dirige vers peu ou pas de complicité en France. Il était en mission. Il a juste profité des infrastructures.» Martin Lepage et son acolyte sont désormais pensionnaires de la prison de Ducos, en Martinique. Ils encourent trente ans de réclusion.
À Saint-Anne-des-Monts, Québec, 6 700 habitants, Johanne Fournier, journaliste locale pour le Soleil, a recueilli ceci lors de son enquête de proximité : «Madame avait des bagues avec des diamants aux doigts et se vantait d'avoir payé sa Volvo cash.» Un soir de septembre, nous avons pu joindre le père de Martin. «C'est le noir total, nous a-t-il confié, je viens de recevoir une petite lettre de mon fils. Il me dit de ne pas se casser la tête et de continuer. Il a fait une gaffe et il le regrette bien. C'était un gentleman, il est passé par des bandits.» Livie, coque blanche désormais léchée de noir de suie, a été abandonnée en mer après l'opération des douanes. Sans passagers, sans ballots de cocaïne, sans avenir, elle dérivait vers Porto Rico.
(*) Le prénom a été modifié.
Trois tours du monde au compteur
Conçu, construit et piloté par l'ingénieur et skippeur hongrois Nandor Fa, le 77, alors baptisé Budapest, s'élance pour son premier Vendée Globe en 1996, mais une série d'avaries le contraint à l'abandon. Vendu à Raphaël Dinelli en 1999, rebaptisé Sogal Extenso, l'Imoca 60 prend le départ d'un deuxième Vendée Globe en 2000, mais une collision avec une baleine le contraint à l'abandon. Il finira le parcours hors course.
Même bateau mais nouveau sponsor, Dinelli rempile en 2004 et boucle enfin son premier Vendée Globe : Akena Verandas se classe 12e. Quatre ans plus tard, en 2008, c'est relooké aux couleurs de la FondationOcéan Vital et toujours skippé par Dinelli que le monocoque s'élance pour son quatrième Vendée Globe, bouclé à la 10e place. Vieillissant, le 77 est remis en vente en décembre 2012 et voit sa valeur lentement s'éroder. Jusqu'à l'arrivée d'un certain Martin Lepage sur les quais des Sables-d'Olonne...
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