Ouest-France jeudi 3 juin 1993
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Dernière séance à Venoix
On baisse le rideau sous la pluie
La der des der, hier soir, à Venoix. Quelques jours avant l'inauguration du stade d'Ornano, le chaudron de Venoix a connu son ultime heure de gloire, sous un crachin bien normand, pour le lever de rideau. Tristesse.
« Nous venons d'en parler entre nous. On a un peu les boules. Le plus dur, c'est de perdre ses clients. » Dans sa baraque à frites, Daniel Yssembourg, le responsable des cinq buvettes de l'enceinte du stade, a « un gros pincement au coeur. Nos fidèles, on les connaît bien. Va-t-on les retrouver dans l'immense stade ? Là-bas, on aura treize buvettes dont six avec frites. Mais, cela ne sera plus pareil. » En moyenne, c'est plus d'une tonne de pommes de terre qu'il écoule, avec son équipe d'une vingtaine de personnes. « Avec ça, on vend mille saucisses et de la bière sans alcool. Le coup de bourre, c'est trois quarts d'heure avant le match et à la mi-temps. » Daniel raconte avec joie ses soirées-surprises « quand les joueurs venaient manger ici. L'autre jour, toute l'équipe de Marseille est venue se prendre une saucisse-frite. C'était super. » Nostalgie aussi pour toute l'équipe des contrôleurs, une soixantaine au total, sous les ordres de Daniel. Le doyen, Roger Delatronchette, 80 ans, l'âge du stade et 50 ans de matchs, pèle tranquillement sa pomme avec son opinel. « Je les ai tous faits. C'est bien normal que je sois triste ». Son voisin ajoute : « Là-bas, on aura plus de confort, mais moins d'ambiance. On était bien, on avait nos habitudes. » Comme tout le monde, il ressasse la même antienne : « Pour dimanche, on n'a même pas de place pour inaugurer le nouveau stade. C'est pas logique. »
Tribune A, rang G
Habituée des habitués, Roland, retraité de Cheux, « tribune A, rang G, siège 31. J'ai un abonnement à l'année. On se retrouve à toute une bande, on s'entend bien. On est bien, là. Pour le nouveau stade, je crois que je ne vais pas en reprendre. C'est trop grand. Il y aura toujours des places. » Roland évoque des souvenirs... de cyclisme d'après-guerre. « Il y en a eu des arrivées de Tour de France. Les gars déboulaient noirs comme des charbonniers. » A la « boutique » des supporters, mal installée dans leur cabane de fortune à l'entrée du stade, Patrick Bourdon et Sonia, « bénévoles tous les deux », proposent les dernières écharpes de Venoix à 45 F. « C'est une ancienne remorque de chantier que Louis Lebigot avait installée. L'hiver, nous avons souffert du froid ! » Cela ne les empêche pas d'être un peu triste : « On ne sait pas trop comment tout cela va s'organiser. » Élégant, un des dirigeants du stade qui fêtera « trois quarts de siècle dans dix jours », Louis Grégoire se remémore « le passé, du temps de mon père, qui était président du club omnisports de Malherbe. Le plus fort souvenir ? Quand les Allemands vont venus un dimanche nous sortir de force. C'était en 1942 ou 43. » Bernard Martin, le gardien, lui, n'habite pas Venoix depuis longtemps. Pourtant, hier soir, il a fait sa dernière tournée d'inspection « avec une pointe d'émotion. Il s'en est passé des choses, ici. » Il a ramassé une dernière fois ses drapeaux. « Ils sont un peu usés, je crois qu'ils ne serviront plus. » Comme la pelouse, le gardien a le blues.
Jean-Jacques Lerosier.