Un papier de Mediapart mettant quelques points au clair en réponse aux milliers de commentaires publiés par leurs abonnés sur leur site après la parution d'une
enquête en 4 parties sur les théories du complot:
La série de quatre articles que nous avons publiés début août sur les théories du complot a suscité quelque 1 600 commentaires, très majoritairement indignés, parfois élogieux, et le plus souvent constructifs. Mixant tout cela, on retiendra celui-ci : « Pour avoir assisté à la fermeture des commentaires suite à un article similaire sur le site de L'Express en septembre 2008, et aussi avoir dû gober le même genre d'enquête dans The Economist sans pouvoir rien dire, j'apprécie ici la possibilité de réagir (…) Mediapart reste un média à part, un média auquel on peut participer. Cela me paraît être l'essentiel. »
En guise de clôture, et après que Nicolas Chevassus-au-Louis a régulièrement répondu dans le fil de commentaires, nous nous permettons de revenir ici sur certaines critiques revenues de manière récurrente tout au long de la série.
La notion de théorie du complot est-elle une notion pertinente ?
Rappelons d'abord une définition. Par complot, on entendra le fait qu'un petit groupe de gens puissants se coordonne en secret pour planifier et entreprendre une action illégale et néfaste affectant le cours des événements. Dans son dernier livre, le sociologue Luc Boltanski fait remarquer que « pratiquement chaque mot de cette définition fait problème » (Enigmes et complots, Gallimard, 2012, p. 283) et la discute longuement. Aucun lecteur ne s'est cependant élevé contre cette notion de complot. Une théorie du complot est donc un discours qui suppose l'existence d'un complot.
Deux types de critiques ont, schématiquement, été faites contre la notion ainsi entendue. La première est qu'il s'agit d'un fourre-tout, qui mélange des choses n'ayant aucun rapport, en particulier des faits avérés (tout le monde s'accorde, par exemple, à dire que la théorie du complot selon laquelle le capitaine Dreyfus était innocent est exacte) et des idées que l'on s'accorde le plus souvent à tenir pour farfelues (par exemple que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune). La seconde est que cette notion est trop utilisée pour disqualifier comme irrationnel et paranoïaque tout discours critique d'une parole officielle pour pouvoir être utilisée.
La première critique est pertinente, et ce d'autant plus qu'il n'y a aucun moyen de distinguer a priori une théorie du complot fondée d'une théorie infondée. Nous avons cependant choisi d'utiliser ce terme de théorie du complot parce qu'il nous paraît décrire très bien un type de discours qui, quel que soit son objet, fonctionne selon la même rhétorique, le même type d'argumentation : raisonnement à partir d'indices, de détails, que l'on cherche à assembler en un ensemble cohérent, refus du rôle du hasard ou des échecs, insistance sur les menées secrètes des individus ou des organisations... Nous renvoyons sur ce point à ce qu'expliquent Emmanuel Kreis et Loïc Nicolas dans les entretiens vidéo (à retrouver ici), qui soulignent que ce mode de raisonnement n'a rien d'irrationnel en soi, mais qu'il constitue une forme de pensée hypercritique, de doute poussé à l'extrême, qui aboutit au bout du compte à un discours fermé qui ne peut plus être réfuté. Peut-être faudrait-il inventer un nouveau terme pour décrire ce type de discours, un terme qui éviterait le risque de confusion avec les descriptions de complots avérés ?
La seconde critique part d'un constat exact. Mais pourquoi devrait-on s'abstenir d'utiliser une notion que l'on trouve pertinente parce qu'elle est parfois utilisée d'une manière qui ne l'est pas, et pour des raisons politiques condamnables ? Ce n'est pas parce que le terme de fasciste est utilisé à tort et à travers, en particulier comme insulte, que la notion de fascisme n'a pas de sens.
Pourquoi ne pas parler de théorie du complot à propos d'événements récents (tels l'attentat de Karachi, ou la guerre en Libye) abondamment couverts par Mediapart ?
On pourrait le faire. Les enquêtes publiées par Mediapart sur ces deux affaires tendent à mettre en évidence l'action de petits groupes de gens puissants se coordonnant en secret pour planifier et entreprendre une action illégale et néfaste affectant le cours des événements. Cela renvoie à ce que nous écrivions plus haut sur le caractère parfois fourre-tout de la catégorie de théorie du complot. Cependant, une différence essentielle : les enquêtes de Mediapart ne se contentent pas de dresser des listes de questions sans réponses et d'échafauder des hypothèses. Parce que le vraisemblable n'est pas le vrai, elles apportent des documents, des preuves, des éléments factuels. C'est en cela qu'elles peuvent prétendre à être des théories du complot fondées. Signalons aussi qu'elles donnent la parole aux individus mis en cause, entendent leurs arguments, peuvent étayer leurs révélations sur d'autres enquêtes, comme celles menées par la justice...
Pourquoi prendre de manière récurrente les discours refusant d'attribuer les attentats du 11 Septembre aux islamistes de Ben Laden comme exemple de théorie du complot infondée ?
Parce que ces discours sont les plus connus, les plus discutés, et qu'ils constituent en quelque sorte le paradigme de la théorie du complot à l'heure d'internet. Mais nous aurions tout aussi bien pu prendre leur pendant espagnol, à propos des attentats du 11 mars 2004, qu'évoque Miguel Chueca dans l'entretien vidéo.
Pourquoi tenir cette théorie pour infondée ? Même si en écrivant cela, nous savons bien que nous allons déclencher un nouvel afflux de commentaires, nous pensons que les attentats du 11 Septembre ont été organisés par les islamistes du groupe de Ben Laden, comme le décrit le rapport de 2004 de la Commission nationale d'enquête sur les attentats contre les Etats-Unis. Ce fait nous semble aussi avéré que l'innocence du capitaine Dreyfus.
Pourquoi n'avons-nous pas répondu aux innombrables commentaires nous invitant à prendre connaissance de vidéos ou de documents supposés démontrer que l'effondrement des tours de New York ne peut être attribué à l'impact des avions détournés par les pirates de l'air ?
Le métier de journaliste n'ayant qu'un lointain rapport avec celui d'ingénieur en bâtiment, nous ne nous sentons aucune compétence pour juger de la pertinence de ces documents. Nous nous en remettons sur ce point aux spécialistes, la tâche du journaliste étant d'entendre et de rendre compte des débats qui les traversent. Car il arrive fréquemment, en matière de questions scientifiques et techniques, que les spécialistes ne soient pas d'accord entre eux. Nous ne constatons rien de tel à propos des causes de l'effondrement des tours de New York, qui n'ont jamais été l'objet de discussion dans les colloques et revues spécialisées. Il n'y a pas de controverse scientifique sur cette question, même onze ans après les faits. Comme l'a fort justement fait observer une lectrice, la technique visant à réclamer à cor et à cri un débat, pour ensuite utiliser la tenue de ce débat comme preuve de la pertinence de la question posée, est exactement la même que celle que développent les créationnistes ou les climatosceptiques. Et eux aussi peuvent produire des listes de scientifiques – tout dépend ce que l'on met dans ce terme – adhérant à leurs vues.
Faut-il toujours faire confiance à la vérité officielle ?
Cette notion de vérité officielle nous semble trompeuse. Il y a la vérité tout court, qui peut être, ou ne pas être, officielle. Il est évident que les Etats peuvent mentir (mais pas toujours), et qu'il n'y a aucune raison d'accepter a priori et inconditionnellement leurs versions d'un événement. Comment, alors, rechercher la vérité, si la version que nous propose l'Etat nous semble mensongère ? Enquête judiciaire, enquête journalistique, enquête scientifique, enquête parlementaire (qui rappelons-le ont beaucoup plus de pouvoirs et de capacités d'action aux Etats-Unis qu'en France où aucune véritable enquête parlementaire n'a été menée par exemple sur la libération des infirmières bulgares), chacune avec leurs spécificités, sont quelques moyens. La vérité, comme le disait George Orwell qu'aiment à citer nombre de commentaires, est « quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir, et non quelque chose que l’on peut fabriquer selon les besoins du moment ».
Faut-il douter de tout ?
C'est en définitive la question, digne d'un sujet de philosophie au bac, qui nous semble revenir le plus souvent. Certains lecteurs semblent être partisans d'un doute systématique. C'est une opinion. Il nous semble plutôt qu'il faut savoir s'arrêter de douter, qu'il faut savoir accepter pour des vérités certains faits. D'abord parce que le doute poussé à son extrême interdit de comprendre. Ensuite et surtout, parce que c'est là une condition du débat démocratique. Ce dernier peut porter sur les valeurs, sur les choix, mais il doit pouvoir s'appuyer sur des réalités, sur des faits, tels l'innocence du capitaine Dreyfus ou le fait que les attentats de New York ont été organisés par des islamistes proches de Ben Laden.
Enfin pourquoi Mediapart publie-t-il ce type « d’enquête » ?
Certains commentateurs auraient souhaité trouver dans ces articles des réfutations, des confirmations, des affirmations sur certaines théories. Ce n’en était pas l’objet et l’exercice n’aurait sans doute pas satisfait ces mêmes commentateurs. Ainsi que le dit Marcel Proust : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas. Ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir. »
Cela dit, l’objet de cette série d'articles était d’appréhender comment s’articulent ces discours objets de fantasmes et d’en discerner quelques invariants sans qu'il soit nullement question de morale. Tout comme nous avons pu nous intéresser aux discours politiques, aux études post-coloniales, ou aux climatospectiques...
Son intérêt à nos yeux a été de montrer notamment que toutes les théories du complot ne sont pas infondées ; que les propagateurs de ces théories ne sont pas systématiquement des sans-voix, des illuminés ; que les plus imperméables à ces thèses utilisent dans leur raisonnement quotidien des biais logiques très utiles à l'adhésion aux théories du complot ; qu'il ne suffit pas d'être scientifique pour présenter un raisonnement rigoureux ; que la défiance à l'égard des autorités, des institutions, des médias, agit comme un amplificateur... Et que dès lors qu'elles deviennent une approche systématique et imperméable au doute sur elles-mêmes, les théories du complot sont profondément démobilisatrices politiquement, diffusant le sentiment que tout nous échappe, que tout est manipulé, que tout est contrôlé et qu’il n'y a donc pas d'espace de mobilisation et d'action concrètes pour enrayer ces machines infernales, les faire reculer ou dérailler.
Et puisque nous sommes sur internet et que le fil de commentaires a été laissé ouvert, ce fut aussi une tentative de briser un certain entre-soi, entre “ceux qui croyaient au ... et ceux qui n’y croyaient pas”.