Extrait de l'interview de Le Cam à laquelle j'avais participé au printemps dernier, juste avant le confinement.. au siège de Ouest-France
Jean le Cam est la grande vedette de cette première partie de Vendée Globe. Ce qu’il réalise avec son vieux bateau à dérives de 2007, reboosté avec de l’huile de coude, est absolument exceptionnel. Son expérience du tour du monde et du grand large est inégalable et lui permet de lutter avec les meilleurs bateaux à foils avant l’entrée dans le Grand Sud. Et le Roi Jean n’a pas encore dit son dernier mot. Ouest-France l’avait accueilli dans ses locaux au printemps et il nous avait accordé, en présence de lecteurs, 2 heures d’interview.
À quel moment s’est décidée cette cinquième participation ?
Quand j’arrive la dernière fois (sixième, le 25 janvier 2017), je viens de passer un mois et demi avec Yann Éliès, à portée d’AIS (Automatic Identification System). À la fin, j’en avais marre et je coupais même l’AIS car j’avais en permanence sa vitesse et son cap, c’était épuisant. Et à l’arrivée, il y a Yann qui me dit que ça l’a fait et qui me glisse : pourquoi pas un autre ? Je lui réponds que oui et que… ça le fait.
Il y a aussi une part de plaisir que vous allez rechercher sur un tour du monde ?
Il n’y a pas que des moments faciles. Tu ne fais pas le Vendée Globe comme si tu allais au boulot. Mais ça fait partie de ton boulot quand même. Tu ne peux pas avoir des moments extraordinaires si tout est gris. Et le Vendée Globe, soit c’est blanc, soit c’est noir. Le blanc est d’autant plus blanc que le noir est noir.
Sans foils (plans porteurs), Yes we Cam disputera une autre course dans la course…
On part clairement sur un projet où on ne va pas se battre contre les bateaux à foils, même si certains vont peut-être rester derrière nous. Il y a une telle évolution avec les plans porteurs, qui constituent la grosse différence avec les bateaux d’hier, et je connais bien pour avoir fait de l’Hydroptère. Donc je ne joue pas. Notre compétition, elle va être avec des marins comme Damien (Seguin), Clarisse (Crémer), Maxime (Sorel)… Et mon objectif sportif se situe là. Tu peux toujours t’améliorer, aller plus vite que les autres. Donc, les autres je vais les identifier au départ et je vais essayer de les « niquer » !
Ne pas avoir les mêmes chances de gagner, c’est frustrant quand on s’appelle Jean Le Cam ?
Non, parce qu’on ne boxe plus dans la même catégorie. Quand tu as un bateau qui va 5 nœuds plus vite que les autres, tu fais quoi ? La différence est plus grande qu’entre des 40 pieds et nous. Chez les bateaux à foils, l’évolution est telle qu’entre les dernières générations de foilers et les nouvelles, il y a déjà un monde. Là, ils sont tous en train de changer leurs foils, des foils plus sécuritaires à 500 000 € parce qu’ils ne peuvent pas reculer. Honnêtement, je préfère être spectateur parce que cela veut dire que personne ne maîtrise rien. Tu vas regarder la gueule des mecs qui ont un sponsor qui met 14 millions d’euros sur la table ! Quand tu as 14 millions sur la tête, tu as des comptes à rendre et pas intérêt à te tromper. Or, il n’y aura qu’un vainqueur…
Est-ce envisageable qu’il n’y ait aucun bateau à foils à l’arrivée du Vendée Globe ?
Non ! Il y a la moitié de foilers. On disait déjà ça lors du dernier Vendée Globe, et les quatre premiers étaient tous équipés de foils. J’ai terminé sixième derrière Yann Eliès et second des bateaux à dérives. Mais je ne suis pas certain que les gars aient beaucoup mis leurs foils dans les mers du Sud… D’ailleurs, Alex Thomson, qui talonnait Armel Le Cléac’h, avait brisé un foil en arrivant dans les quarantièmes.
Mais la nouvelle génération possède des foils encore plus grands ?
C’est clair ! Aujourd’hui, les foils rentrés dépassent les outriggers (barres de flèche en carbone qui maintiennent le mât à sa base). Cela veut dire que les foils rentrés cette année sont quasiment de la taille de ceux sortis il y a quatre ans. Quand avant, tu faisais une connerie en allant trop vite dans les vagues, tu rentrais tes foils, tu mettais un mouchoir dessus et tu allais te coucher. Maintenant, tu ne vas surtout pas te coucher et mettre ton mouchoir dessus. Là, tu ne pourras rien ! Quand sur un plan porteur, tu commences à descendre une vague, c’est exponentiel… et donc très brutal. Moi, je dis : bonne chance les gars !
On compare de plus en plus le nautisme et l’aéronautique ?
J’ai côtoyé les deux milieux avec l’Hydroptère conçu d’un côté par des types qui ont fabriqué le Rafale et de l’autre côté Naval Group (ex DCNS) qui construit des navires de guerre. Et même avant, les Formule 40 avec leurs plans porteurs étaient déjà des avions de chasse. Forcément, ce sont des bagarres d’ingénieurs, les deuxièmes souffrant toujours d’un complexe d’infériorité par rapport aux premiers. La différence entre un avion et un bateau, c’est que l’air est compressible mais pas l’eau. Je ne suis pas un rêveur, je suis un technicien. J’analyse le truc et je vois l’évolution dans laquelle on est en ce moment. Elle est colossale et les moyens mis en œuvre sur le développement des plans porteurs sont phénoménaux. Entre les Maxi-multis, la Coupe de l’America, le Vendée Globe, tu imagines l’intellect sur l’ensemble des dossiers, c’est co-lo-ssal. Tout ça pour dire que je suis bien là où je suis avec mes dérives droites ! Jouer en seconde division, ça me suffit largement.
Cela veut dire que les concurrents avec les foils de dernière génération, vont se faire peur lors du Vendée Globe ?
Je n’aimerais pas être à leur place. J’ai connu ça à l’époque des multicoques Orma. Nous, à l’époque, on appelait ça « pantalon marron » ! On était partis dans de la technologie délirante avec plans porteurs et peu de volumes dans les flotteurs. C’était du grand n’importe quoi… Bien sûr qu’ils vont se faire peur quand, dans le Sud, le bateau s’emballera à plus de 35 nœuds (plus de 62 km/h) ! La vitesse, c’est le confort. Si tu parviens à rester devant un front chaud avec de la mer relativement plate, ça le fait. En revanche, il faut maîtriser. Marcher entre 20 et 25 nœuds, tu maîtrises. Il faut un minimum de milles pour s’habituer. Ensuite, au-dessus, ce n’est pas la même affaire. Mais l’être humain s’adapte partout où il passe. Si tu le fais dormir tous les jours dans un hôtel cinq étoiles pendant dix ans, ça va le faire ch… d’aller dans un Ibis Budget. En revanche, le mec qui a toujours été dans un deux-étoiles, quand tu vas l’amener dans un palace, il va être super content. Nous, on est plutôt deux étoiles !
Après quatre Vendée Globe, vous avez encore de l’appréhension d’aller affronter les mers du Sud ?
Non, car tu as acquis de l’expérience. Tu sais ce que tu dois ou ne dois pas faire. Quand tu découvres le Sud, c’est un peu comme quand tu vas à la montagne pour la première fois en famille. Tu vas partir avec quinze valises car tu auras peur d’avoir froid. Tu vas emporter dix paires de chaussettes, des sous-vêtements chauds etc. Et la dixième fois que tu vas au ski, tu as trois fois moins de bagages. Le Vendée Globe, c’est un peu pareil. La première fois, tu embarques des voiles de gros temps en plus, de l’accastillage de rechange, des cirés à ne plus en finir… Et puis au bout du cinquième, tu ne prends que le minimum nécessaire, sachant que le poids est l’ennemi de la vitesse.
Vous avez aussi un rôle de conseiller technique auprès de Nicolas Troussel et Damien Seguin qui vont disputer leur premier Vendée Globe. Pour votre premier, aviez-vous à l’époque quelqu’un qui vous épaulait, vous donnait des tuyaux ?
J’étais avec Bilou (Roland Jourdain). On avait les mêmes bateaux (un plan Lombard) et on avait mutualisé les coûts de construction. On avait tout pris en double… On avait quinze valises !
Transmettre votre expérience à d’autres navigateurs, c’est quelque chose qui vous plaît ?
Ah oui. Déjà, si tu ne donnes pas, tu es certain de ne pas recevoir quoiqu’il arrive. À mon avis, le protectionnisme à outrance est une erreur colossale pour l’évolution des choses. Ça veut dire que toi, tu crois à ce que tu fais et t’es le meilleur, et les autres ce sont tous des cons ! Dans notre métier, personne n’a les moyens de faire de la protection industrielle. Chaque fois que tu développes quelque chose avec ton architecte, ça sert à ton concurrent. C’est pareil pour les voiles. Si tu veux avoir de l’info sur tes concurrents, tu vas voir les fournisseurs. Si je veux savoir si un bateau se construit, j’appelle le fournisseur de carbone.
Est-ce que les conditions météo ont changé dans l’océan Indien et l’océan Pacifique ? On a le sentiment qu’il n’y a plus ces tempêtes terribles comme en 1996 notamment ?
J’ai fait cinq tours du monde en Imoca. Lors de la dernière Barcelona World Race avec Bernard Stamm, on s’est quand même freinés deux fois pour laisser passer une dépression, et rebelote lors du dernier Vendée Globe. J’étais au contact avec Jean-Pierre Dick et Yann Eliès. Les leaders sont partis devant et ça a été double peine. Pour moi, il n’y a pas moins ou plus de vent sous ces latitudes. C’est surtout que les fichiers météo sont de plus en plus performants et dans des proportions de détails. À chaque fois, je suis surpris. Autant les Américains étaient plus forts avant, car ils avaient investi énormément, notamment pour les prévisions météo lors des concerts en plein air afin de les garantir, autant les Européens ont mis de gros moyens. Depuis dix ans, le modèle européen est devenu très fiable. Ensuite, c’est à toi de faire tes choix.
La phrase de Jean Le Cam
« Avant quand tu tapais un poisson, une baleine, ce n’était pas trop grave… du moins si pour eux. Avant, tu rencontrais un thon et tu n’avais rien, aujourd’hui tu croises un maquereau et tu exploses ton bateau et il y a plus de maquereaux que de baleines »
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