Philosophe, professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’université de Lausanne, Dominique Bourg est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, parmi lesquels Vers une démocratie écologique : le citoyen, le savant et le politique (Seuil, 2010), le Dictionnaire de la pensée écologique (PUF, 2015) et Une nouvelle terre, pour une autre relation au monde (Desclée de Brouwer, 2018). Dans une interview au Monde, il pointe la contradiction entre la prise de conscience du risque climatique par les citoyens et la faiblesse de l’action des gouvernements.
Les alertes sur l’urgence climatique se multiplient et, pourtant, nous semblons être collectivement dans l’incapacité d’agir, sinon dans le déni. Comment expliquez-vous cette distorsion ?
Nous sommes des animaux forgés par un processus d’hominisation qui a duré des centaines de milliers d’années. Au cours de cette longue histoire, nous avons été formatés pour réagir rapidement à des dangers immédiats, devant des prédateurs et souvent par la fuite.
Avec le changement climatique, pour la première fois, l’humanité se trouve confrontée à une menace majeure mais qui est longtemps apparue à la fois diffuse et lointaine. Nous n’en étions pas directement informés par nos sens, mais par une médiation scientifique. A cet égard, la communication du GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], présentant des projections de hausse des températures moyennes pour la fin du siècle, avec des données abstraites, a involontairement conforté cette impression d’éloignement du danger.
Clairement, nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle phase. L’été 2018 a été marqué par une succession de signaux très forts – une canicule qui a touché tout l’hémisphère Nord, des niveaux de température sans précédent depuis le XIXe siècle, des incendies de forêt inédits dans des pays comme la Suède, des inondations dévastatrices dans l’Aude ou en Suisse… – qui ont fait percevoir à la population, de manière sensible, concrète, qu’il se passe quelque chose de nouveau, que le monde que nous connaissions est en train de changer sous nos yeux. Le changement climatique, que l’on croyait lointain, devient d’un seul coup présent.
En outre, la communication du GIEC a elle aussi changé. Son dernier rapport sur les impacts d’un monde plus chaud de 1,5 ou de 2 °C ne parle plus de la fin du siècle, mais d’échéances proches, 2030 ou 2050, c’est-à-dire demain. Tout cela entraîne une prise de conscience nouvelle. Les récentes « marches pour le climat » – en France, celles du 8 septembre et du 13 octobre ont réuni plus de 100 000 personnes, à Bruxelles, celle du 2 décembre, 65 000 – en sont l’expression. En pleine crise des « gilets jaunes », les manifestations du 8 décembre, contre toute attente, ont aussi été couronnées de succès.
Pour autant, on ne voit guère de mobilisation des Etats sur le front du climat…
On assiste en effet à deux phénomènes contradictoires : d’un côté, la réalité du changement climatique devient de plus en plus sensible pour les individus ; de l’autre, cette réalité est de moins en moins présente dans l’agenda politique des gouvernements. Aux Etats-Unis, Donald Trump, qui a choisi de sortir de l’accord de Paris, dit « ne pas croire » ses propres scientifiques qui viennent de remettre un rapport – commandé par le Congrès américain – sur le coût économique du dérèglement climatique. Cela, alors même que la facture du cyclone Harvey de l’été 2017 et de ses inondations hors normes atteint la somme gigantesque de 180 milliards de dollars. Article réservé à nos abonnés Lire aussi COP24 : les Etats pétroliers, experts en blocage des négociations climatiques Au Brésil, le vainqueur de l’élection présidentielle, Jair Bolsonaro, envisage lui aussi de se retirer de l’accord de Paris et a décidé de ne pas accueillir la COP 25. L’Europe fait face à une montée des peurs liées notamment aux questions identitaires et de migrations, et une nouvelle génération de dirigeants affiche son scepticisme quant au changement climatique. En France même, Emmanuel Macron se pose en hérault du climat, mais il le fait davantage en paroles qu’en actes. Lui et son gouvernement ont d’ailleurs fait échouer la taxe carbone faute de cohérence et d’accompagnement social.
Face à la carence des Etats, les initiatives sectorielles ou individuelles pour consommer moins ou mieux, par exemple, peuvent-elles suffire ?
Le climat est un enjeu de civilisation, comme le sont aussi la biodiversité ou les ressources naturelles, vis-à-vis desquelles nous nous sommes enfermés dans un modèle de prédation accélérée qui n’est pas tenable. Cet enjeu exige une coordination internationale : il n’y aura de solution que globale, ce qui demande que toutes les nations se montrent volontaristes et agissent ensemble, avec l’appui des populations. Les actions citoyennes et, plus largement, non étatiques, vont bien sûr dans le bon sens. Mais il y a une question d’échelle. Pour réduire de façon massive les émissions de gaz à effet de serre, rompre avec le modèle énergétique actuel, mettre fin au financement des fossiles par les banques, changer de modèle agricole et alimentaire, repenser l’habitat et les modes de transports… il faut revoir l’ensemble des politiques publiques. On n’y arrivera pas si toutes les initiatives ne trouvent pas un débouché politique, ce qui, dans une démocratie, passe par les urnes. Nous avons besoin, sur ce sujet crucial, d’une offre politique renouvelée.
Que proposez-vous ? Si nous persévérons dans la dynamique actuelle de dégradation des conditions d’habitabilité de la Terre, c’est tout l’édifice social qui s’écroulera. Il est désormais trop tard pour empêcher que le changement climatique ait des impacts sévères. Mais il n’est pas encore trop tard pour les limiter et pour éviter un emballement incontrôlable du système climatique. Il nous faut donc changer radicalement de priorité. Ce n’est plus la liberté de produire et de consommer sans entraves qui devrait être au centre de l’action politique, mais la préservation de l’habitabilité de la planète. Le problème n’est plus de savoir comment accumuler un maximum de richesses, s’il convient de la faire ruisseler ou de la répartir immédiatement… Le problème est tout autre. Parviendrons-nous encore à produire de la richesse, et plus encore à en jouir paisiblement, sans devoir nous terrer pour nous protéger des vagues de chaleur et autres fureurs du climat ? Serons-nous même encore capables de nous nourrir ? La photosynthèse ralentit quand la température excède par trop 30 °C et s’arrête entre 40 et 45 °C. Nous ne devrions plus organiser nos débats politiques autour de l’opposition droite/gauche, mais autour de celle opposant ceux qui veulent préserver les conditions de vie sur terre à ceux qui n’ont cure de les détruire, quel qu’en soit le prétexte. Par les flux d’énergie et de matière qu’elle requiert, la richesse détruit en réalité nos conditions d’existence. Dès lors, au nom de quoi certains s’arrogent-ils un pouvoir de destruction sans bornes, au détriment du plus grand nombre ?
|