Une autre approche des problèmes environnementaux, c'est de penser plus aux solutions, aux projections et à l'avenir.
A quoi ressemblerait la vie en 2050 dans une France neutre en carboneCet « ambitieux » scénario de « zéro émission nette » de CO2 impliquerait un « changement important des modes de consommation ». Par Pierre Le Hir et Audrey Garric
Philippine et Abel, la quarantaine, deux enfants, résident dans une maison à énergie positive – isolation en fibres végétales, ventilation, pompe à chaleur, toiture et vitrages équipés de cellules photovoltaïques – qu’ils partagent avec deux autres familles. Ils cultivent un petit potager. Pour se déplacer dans leur ville moyenne, en complément des transports en commun, ils possèdent une vieille voiture hybride rechargeable, en autopartage. Pour leurs vacances, ils ont programmé de longue date un grand voyage en Chine, pour lequel ils ont obtenu de leurs employeurs la possibilité de cumuler leurs congés payés.
Léa, 30 ans, vit seule avec sa fille en périphérie urbaine, dans un quartier autrefois difficile qui a fait l’objet d’un programme de rénovation, avec un centre-ville rapidement accessible en tramway, en bus, en vélo ou en voiture en libre-service. Son logement social a été entièrement réhabilité pour réaliser des économies d’énergie. Elle se fournit en produits frais auprès d’associations pour le maintien d’une agriculture paysanne. Cet été, elle projette de passer une semaine ou deux en camping, au bord de la mer.
Isabelle et Olivier, octogénaires, ont quitté leur maison, trop grande et trop chère à entretenir, pour une résidence rurale où cohabitent plusieurs couples de retraités, au centre d’un bourg. Mutualisant certains services (visites d’infirmière, aides à domicile) avec les autres résidents, ils entretiennent un potager avec composteur, qui leur fournit fruits et légumes, se font livrer leurs courses en commun par camionnette électrique et, pour leurs déplacements, utilisent une navette intercommunale fonctionnant au biogaz.
Des objectifs ambitieuxVoilà à quoi pourrait ressembler la vie dans une France dont les émissions de gaz à effet auraient drastiquement baissé, au milieu du siècle. Ces trois ménages font en effet partie des familles-types imaginées par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe),
pour décrire les modes de vie des Français à l’horizon 2050. Il ne s’agit pas de normes, mais de profils divers dont la consommation moyenne s’accorde avec l’un des objectifs centraux de la loi de transition énergétique de 2015 : la division par quatre des émissions nationales de gaz à effet de serre, par rapport à leur niveau de 1990. Ce qu’on appelle le « facteur 4 ».
Depuis, la France s’est fixé un cap encore plus exigeant. Le plan climat présenté en juillet 2017 vise en effet la neutralité carbone au milieu du siècle, c’est-à-dire « zéro émission nette ». Cela ne signifie pas que les émissions nationales – 463 millions de tonnes équivalent CO2 en 2016, soit 6,9 tonnes par habitant – seront alors nulles, mais qu’elles auront très fortement décru et que le reste sera compensé soit par des puits de carbone naturels (forêts, prairies, sols agricoles ou zones humides) absorbant le reliquat, soit par des techniques de captage et stockage du CO2 dont la faisabilité reste à démontrer.
La volonté du gouvernement de remplacer le facteur 4 par la neutralité carbone, dans un projet de loi énergie-climat qui doit être présenté prochainement en conseil des ministres, a toutefois été critiquée par les ONG environnementales. Le ministre de la transition écologique a donc promis un texte de loi « plus précis » et « plus clair ». « Notre objectif n’est plus de diviser nos émissions de gaz à effet de serre par quatre, car il est maintenant bien plus ambitieux : les diviser par huit [par rapport à leur niveau de 1990] », a affirmé François de Rugy début février. Le projet de stratégie nationale bas carbone (SNBC) – la feuille de route de la France dans ce domaine – table sur une baisse de 83 % des émissions entre 2015 et 2050.
Comment y parvenir ? C’est tout l’objet d’un « scénario de référence », dont une synthèse a été publiée le 15 mars par le ministère de l’écologie, qui dessine une image du pays en 2050 et détaille les cibles à atteindre. Un scénario « ambitieux », reconnaît le document, mais « raisonnable » et « réaliste ». Il implique un « changement important des modes de consommation », mais « sans perte de confort » et sans « rupture » à court terme. A moyen et long termes, il recourt à des technologies nouvelles mais sans s’appuyer sur « des paris technologiques majeurs ». La trajectoire visée implique une forme de consensus des citoyens, appelés à modifier volontairement certains de leurs comportements, par exemple dans leur façon de se nourrir ou de voyager.
Lire l’entretien : « Tous les citoyens ne vont pas participer de la même façon à l’effort collectif »
600 euros la tonne de CO2Nous sommes donc en 2050. A l’échelle mondiale, les Etats ont réussi à contenir le réchauffement global en dessous de 2 °C, comme le prévoit l’accord de Paris adopté en 2015. En France, la population s’élève à 72 millions d’habitants. L’économie continue de croître à des rythmes similaires à aujourd’hui. La taxe carbone atteint désormais 600 euros la tonne de CO2, contre 45 euros en 2018. Elle ne s’applique qu’aux énergies fossiles, et non plus aux agrocarburants.
Or, ces hydrocarbures, responsables de la majeure partie du changement climatique, ne sont – presque – plus qu’un lointain souvenir. Le charbon a été banni, de même que le pétrole (à l’exception des carburants aériens), le gaz restant présent sous forme de gaz renouvelable ou d’hydrogène. L’énergie, dont la consommation totale a diminué environ de moitié, est fournie majoritairement par de l’électricité décarbonée, mais aussi par de la biomasse et de la chaleur renouvelable issue de l’environnement (pompes à chaleur, géothermie et solaire thermique).
Pompes à chaleur et biomasseDu côté de l’habitat, la France a atteint un objectif essentiel : l’équivalent d’un million de bâtiments sont rénovés complètement d’un point de vue énergétique chaque année (contre 290 000 bâtiments en 2014). Le rythme des constructions neuves diminue, pour atteindre 205 000 par an (contre 324 000 en 2016) en raison d’un ralentissement de la croissance démographique. Qu’ils soient neufs ou existants, les bâtiments sont chauffés grâce aux réseaux de chaleur, aux pompes à chaleur, et parfois la biomasse ou le gaz renouvelable. Leur consommation est moindre, car la température de chauffage est abaissée de 1 °C. Résultat : le secteur du bâtiment ne compte plus que pour 6 % des émissions françaises, contre 20 % en 2015.
Voitures électriques et vélosLe secteur des transports, lui, est quasi totalement décarboné. Il n’y a plus aucune vente de voitures thermiques : toutes sont électriques. Les nouveaux poids lourds et véhicules utilitaires légers roulent en outre au diesel et gaz naturel issus d’agrocarburants. Les usagers délaissent fréquemment leur voiture au profit du vélo (sa part modale est multipliée par 4 dès 2030), des transports collectifs ou du covoiturage et télétravaillent plus souvent. Résultat, malgré une « demande de mobilité croissante », la hausse du trafic de voyageurs est maîtrisée, de même que celle des poids lourds. Deux points noirs subsistent toutefois : les carburants fossiles sont encore utilisés à 50 % dans l’aviation (l’autre moitié venant des agrocarburants) et dans le transport maritime international.
Au côté d’une industrie plus efficace et moins émettrice, utilisant des matériaux respectueux de l’environnement, le secteur des déchets s’avère également plus vertueux. En moyenne, la poubelle de chaque Français est 20 % moins volumineuse, grâce à l’usage de produits ayant des durées de vie accrue et la réduction du gaspillage alimentaire. Les déchets qui n’ont pas pu être évités sont recyclés, compostés ou méthanisés.
Changement de régime alimentaireCôté alimentation, les Français favorisent les protéines végétales, les aliments bio ou issus de l’élevage en plein air. Le contenu de l’assiette a changé : ils ne mangent plus que 94 g de viande par jour et par adulte (contre 185 en 2010), d’après le scénario Afterres 2050 réalisé en 2016 par l’association Solagro. A l’inverse, la ration de légumineuses (lentilles, pois chiches, etc.) a augmenté (de 15 g à 41 g), de même que les céréales (340 g), les légumes (170 g) et les fruits (196 g).
Portés par cette demande et par des aides publiques, les agriculteurs favorisent des pratiques plus respectueuses de l’environnement (bio, agroforesterie, polyculture-élevage, etc.) tout en augmentant leurs revenus. La production agroalimentaire continue malgré tout d’émettre des gaz à effet de serre (60 % des rejets nationaux en 2050), notamment en raison du méthane issu de l’élevage. Elle permet également d’en séquestrer, dans les sols et les arbres. La France de 2050 est, au sens propre, plus verte qu’aujourd’hui : la forêt a gagné du terrain, et l’artificialisation des sols (nette) a été stoppée, de sorte que le stockage naturel du carbone s’accroît.
Emissions importéesCe scénario présente cependant des limites. D’abord, il ne prend pas en compte les « émissions importées », liées aux produits fabriqués à l’étranger mais consommés sur le territoire national. Il minimise ainsi de plus d’un tiers l’empreinte carbone réelle des Français.
En outre, la France est encore loin d’être sur la voie de la neutralité carbone. Dans une étude publiée en octobre 2018, l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) notait que l’Hexagone est en retard sur ses objectifs climatiques dans tous les secteurs-clés : les renouvelables restent à la traîne dans la consommation d’énergie, la rénovation des logements patine, de même que la décarbonation des transports.
Il en résulte une hausse des émissions de gaz à effet de serre depuis 2015, de sorte que la France n’a pas respecté, ces trois dernières années, sa stratégie nationale bas carbone. Le gouvernement en a même modifié la trajectoire pour ne pas faire apparaître ce dérapage.
« On n’était déjà pas dans les clous pour atteindre le facteur 4, c’est donc encore moins le cas avec l’objectif de neutralité carbone qui s’avère un énorme chantier », assure Lola Vallejo, directrice du programme climat de l’Iddri. « Les moyens et les politiques publiques mis en œuvre ne sont pas suffisants, qu’il s’agisse de financements, d’aides réglementaires ou de dialogue avec les industriels et les citoyens », ajoute-t-elle, en appelant à « faire de la SNBC le cadre qui structure l’action de tous les ministères ».
« Le problème est le rythme auquel on progresse vers la neutralité carbone, estime de son côté Thierry Salomon, vice-président de l’association négaWatt (qui a produit son propre scénario reposant sur la sobriété et l’efficacité énergétiques ainsi que les renouvelables). Plus l’on tarde à réduire fortement les émissions, plus l’effort devra ensuite être important et plus le cumul de ces émissions sera élevé. Il faut donc une trajectoire de baisse beaucoup plus rapide. »
Il pointe en outre « l’énorme trou noir » que constitue l’absence de toute indication, dans le scénario gouvernemental, sur la composition du mix électrique national en 2050. La question de la place qui sera alors donnée au nucléaire et aux renouvelables a en effet été éludée, l’exécutif ayant choisi de repousser à 2035 la réduction à 50 % de la part du nucléaire (contre 75 % aujourd’hui), sans trancher sur l’avenir de cette énergie à plus long terme.
Qualité de vieVivrons-nous alors mieux en 2050 dans une France neutre en carbone ? « Oui ! », répond sans hésiter Thierry Salomon. A ses yeux, « une plus grande sobriété dans notre consommation d’énergie, de biens et de ressources peut être source de mieux-vivre et de mieux-être ». Un sentiment partagé par Hervé Lefebvre, chef du service climat de l’Ademe, qui souligne que la neutralité carbone n’est pas synonyme, pour les citoyens, de modèle de vie unique et encore moins imposé. « Chacun, conscient de l’impact de ses actions et de ses comportements sur l’environnement, sera acteur de la lutte contre le changement climatique », espère-t-il. Ainsi, dans le domaine des loisirs, qui n’est pas traité explicitement par le scénario officiel, les voyages en avion ne seront pas proscrits, mais ils devront être globalement plus rares, en privilégiant les longs séjours plutôt que la fréquence des escapades.
Le scénario national – comme on parle de récit national – s’emploie à montrer que ce futur peut être désirable. Il est celui d’un monde moins affecté par les catastrophes climatiques et la perte de biodiversité – si tant est que les autres pays fassent des efforts pour atténuer le réchauffement. Mais aussi où les citoyens retirent des bénéfices directs de cette mutation, tant en termes d’emplois (de 700 000 à 800 000 créés à l’horizon 2050), de gains sur leur facture énergétique que de qualité de vie (réduction de la pollution, alimentation plus équilibrée, etc.). La croissance elle-même en bénéficierait, avec une hausse du PIB de 3 % par rapport à un scénario business as usual. Reste à transformer la fiction en réalité.
Pierre Le Hir et Audrey Garric