Les « gilets jaunes », récit d’un mouvement hors norme né sur Facebook - Le Monde Par Adrien Sénécat
Publié le 10 décembre 2018 à 15h27
Le mouvement, né sur les réseaux sociaux pour protester contre les prix à la pompe, s’est mué en vaste colère populaire qui ébranle le gouvernement.
Le vent a commencé à souffler au début de l’automne ; samedi 8 décembre, il soufflait encore à Paris et dans plusieurs villes de France, théâtres de nombreux rassemblements de « gilets jaunes », pour l’« acte IV » de la mobilisation. Il s’est d’abord fait sentir avec l’événement Facebook créé le 10 octobre par Eric Drouet, un chauffeur routier, pour protester contre la hausse des taxes sur les carburants. A nouveau quand huit jours plus tard, l’hypnothérapeute Jacline Mouraud a publié une vidéo de quatre minutes pour dénoncer la « chasse » aux automobilistes. Puis trois jours après, encore, via une pétition réclamant la baisse des prix à la pompe publiée sur la plate-forme Change.org par Priscillia Ludosky, une micro-entrepreneuse de 33 ans.
L’hypnothérapeute Jacline Mouraud est l’une des premières à avoir incarné le mouvement des « gilets jaunes ».
Derrière, les premiers signes annonciateurs de l’orage ne tardent pas à venir. La pétition de Priscillia Ludosky récolte des milliers, puis des centaines de milliers de signatures en quelques jours. A ce jour, elle en a plus de 1,1 million. Les compteurs de la vidéo de Jacline Mouraud s’affolent aussi : plus de six millions de vues et des milliers de commentaires pour cette inconnue du grand public, qui se retrouve propulsée sur les plateaux des grandes chaînes de télévision.
En quelques jours, un climat s’installe sur Facebook : des centaines d’autres vidéos, images, pétitions et coups de gueule en tous genres interpellent l’exécutif. Plusieurs décisions récentes, toutes aussi impopulaires, sont également citées : la limitation de la vitesse de circulation à 80 km/h sur les routes secondaires, la baisse des APL ou encore la suppression des contrats aidés.
Face aux critiques, le gouvernement tente de se défendre tant bien que mal, en rappelant que l’augmentation des taxes n’explique qu’une part relative de la flambée des prix des carburants et en plaidant en faveur de la transition écologique. « Je compte bien tenir le cap », assure Edouard Philippe dans une interview à La Dépêche du Midi le 26 octobre.
Mais ce que le premier ministre ignore, c’est que la déferlante qui se prépare est d’une tout autre nature que celles que l’exécutif a affrontées depuis mai 2017. C’est l’histoire de la naissance d’un mouvement hors norme que ni le gouvernement, ni les médias, ni sans doute même la plupart de ses membres, n’ont vu venir.
Facebook Live comme lieu de débat
Fin octobre, le mouvement de protestation naissant a déjà un motif de colère commune. Il se trouve rapidement un but : bloquer les routes un peu partout en France le 17 novembre. Pour parachever le tout, il se trouve aussi un emblème : le « gilet jaune », signe de ralliement des automobilistes - qui possèdent tous ce vêtement de sécurité depuis que la loi a imposé de l’avoir dans son véhicule, en 2008.
Les troupes ne manquent pas. En quelques semaines, du 20 octobre au 17 novembre, des centaines de groupes Facebook se créent indépendamment les uns des autres. Ils s’appellent les Automobilistes de Normandie en colère, Blocage 17 novembre Toulouse, Gilets jaunes Montpellier… Au total, les quelque 257 groupes que nous avons identifiés réunissent environ trois millions de membres. La plus massive de ces communautés, qui se veut être le « compteur officiel des gilets jaunes », en rassemble à elle seule 1,7 million.
Les autres se limitent en grande majorité à quelques centaines ou quelques milliers de participants, mais c’est justement ce mode d’organisation décentralisé, voire désorganisé, qui a fait le succès du mouvement. Chacun est libre de prendre la parole dans ces petits groupes, entre exutoire et défouloir.
Les groupes Facebook sont rapidement devenus le mode de communication privilégiés des « gilets jaunes ».
Les leaders du mouvement jouent également le jeu de la communauté, en utilisant les Facebook Live, ces vidéos tournées en direct, pour échanger avec les internautes. Ces échanges sont loin des codes des médias ou des mouvements politiques et syndicaux : les porte-voix des « gilets jaunes » se font souvent alpaguer, sur un ton très vif, et répondent du tac au tac. Cette pratique est emblématique du mouvement : un peu plus tard, Eric Drouet poussera même le vice jusqu’à diffuser en direct sur Facebook Live son entretien avec le ministre de la transition écologique, François De Rugy, en filmant en caméra cachée… Le 17 novembre a décuplé le mouvement
Certes, des divergences de fond apparaissent déjà au milieu de ces échanges très libres, notamment entre ceux qui rêvent d’annulations massives de taxes et ceux qui voudraient plus d’aides sociales. Mais au-delà des prix à la pompe, bon nombre de « gilets jaunes » qui participent aux discussions en ligne partagent déjà une intention claire de bousculer l’ordre établi. La publication la plus populaire sur les groupes Facebook de la mouvance avant la première journée d’action du 17 novembre est ainsi un message appelant à ne prendre « aucun papier » sur soi le jour de mobilisation, juste devant une affiche qui appelle à rejoindre la « révolution ».
La personnalité d’Emmanuel Macron fait déjà office de d’épouvantail pour bon nombre d’entre eux. Les messages appelant à boycotter son entretien sur TF1 le 15 novembre ou à s’en prendre directement à lui cartonnent. Les insultes pleuvent.
De nombreuses publications des « gilets jaunes » ciblent directement le chef de l’Etat.
Malgré cela, l’activité de toutes ces communautés reste relative : sur la première quinzaine de novembre, les 257 groupes Facebook que nous avons analysés totalisent autour de 100 000 à 200 000 interactions par jour sur le réseau social (un chiffre qui englobe les partages, les commentaires et les mentions « j’aime »). Des chiffres considérables, sans être exceptionnels.
Il faut attendre le samedi 17 novembre, premier jour des blocages, pour que la mouvance connaissent un réel sursaut, avec 1,3 million d’interactions puis 1,7 million le lendemain. Les « gilets jaunes » se délectent de leur démonstration de force, relayant à l’envi des vidéos des blocages, et s’apprêtent déjà à remettre le couvert, appellent à marcher sur l’Elysée, à la grève générale…
La machine tourne à plein régime et frise régulièrement la surchauffe. Les messages à l’encontre du gouvernement se multiplient. Les médias, en particulier BFM-TV, qualifiée de « première chaîne de propagande de France », ne sont pas épargnés. C’est aussi dans ce contexte que des thèses conspirationnistes comment à fleurir ici et là, prétendant notamment que le chef de l’Etat serait « illégitime », la Constitution française ayant « disparu ». Un fausse information sans fondement, mais relayée par de nombreux « gilets jaunes » sur les réseaux sociaux et au cours d’interventions télévisées. De la colère contre les fins de mois difficile à la haine du gouvernement
L’« acte II » du mouvement, le 24 novembre, marque un tournant. Un peu partout en France, une large frange des « gilets jaunes » se vit comme pacifiste, voire festive, s’amusant devant des vidéos de blocage dans une ambiance bon enfant. De l’autre, le face-à-face entre protestataires et forces de l’ordre dégénère à Paris, chaque camp en rejetant la responsabilité sur l’autre. Des images de policiers frappant des manifestants à Paris ou faisant usage de grenades lacrymogènes inondent les réseaux sociaux, exacerbant la colère de nombreux « gilets jaunes ». Certains se réjouissent devant les images de barricades en flammes, les dédiant au chef de l’Etat.
Le ton se durcit, mais la mobilisation en ligne ne faiblit pas, bien au contraire. Les groupes de « gilets jaunes » cumulent plus de 5,4 millions d’interactions sur Facebook le week-end des 24 et 25 novembre, soit près du double de la semaine précédente. Le ministère de l’intérieur compte à peine 106 000 manifestants dans toute la France, contre 280 000 une semaine plus tôt, mais cet activisme en ligne montre que le mouvement n’est pas moribond – loin s’en faut.
Les publications appelant à la démission du chef de l’Etat se sont multipliées sur les groupes de « gilets jaunes » depuis le 17 novembre.
Emmanuel Macron se montre pourtant optimiste. « Je crois profondément que nous pouvons transformer les colères en solution », déclare le chef de l’Etat, le 27 novembre, devant le Haut Conseil pour le climat. De plus en plus, pourtant, ce sont non seulement sa personne et son action qui sont visées dans les messages des « gilets jaunes », mais aussi son épouse, ainsi que le gouvernement tout entier.
Les approximations et contrevérités n’y manquent pas. Beaucoup de pages d’extrême droite ont également profité du climat pour diffuser, voire recycler de fausses informations. C’est ainsi, par exemple, que Marlène Schiappa a été affublée d’une déclaration où elle affirmait qu’on ne peut pas « vivre décemment avec 5 000 euros par mois », en réalité inventée par un compte parodique.
De même, une rumeur lancée par Nicolas Dupont-Aignan a fait croire à beaucoup de « gilets jaunes » que les pensions de réversion des veuves et des veufs allaient être divisées par deux. En réalité, le gouvernement n’a pas tranché leur sort dans la future réforme des retraites. On peut aussi citer les fantasmes sur la signature d’un texte de l’ONU prévue pour le 10 décembre. Ce document est accusé par certains de « vendre la France à l’ONU », là où il ne contient, en réalité, aucune règle juridique contraignante…
Le message qui transpire de ce climat est sans ambiguïté. Aux revendications liées au prix des carburants et aux fins de mois difficiles s’ajoute un ras-le-bol généralisé, voire d’une détestation du chef de l’Etat. Quitte à faire feu de tout bois. Dans les groupes de « gilets jaunes », bon nombre de protestataires sont galvanisés et n’entendent pas s’arrêter en si bon chemin. Les quelques concessions gouvernementales en matière d’aide à la transition écologique les laissent de marbre. Les gestes du gouvernement n’ont pas apaisé la contestation pour l’heure
Un nouveau palier dans la colère et la détestation du président est franchi le samedi 1er décembre. Alors que l’« acte III » de la mobilisation à Paris est marqué par des affrontements et des dégradations à Paris, mais aussi à Marseille, au Puy, à Saint-Etienne ou Toulouse, bon nombre d’internautes déplorent les violences. Mais ils en imputent bien souvent la responsabilité au gouvernement, accusé d’avoir laissé pourrir la situation, voire manipulé les protestataires pour les faire aboutir aux violences.
Le recul du gouvernement n’a pas calmé les esprits
Plusieurs figures du mouvement comme Maxime Nicolle, alias « Fly Rider », apparaissent en direct sur Facebook les yeux rougis par des lacrymogènes. Les images de manifestants blessés inondent les groupes de « gilets jaunes ». Au sortir du troisième week-end de mobilisation, l’animosité des protestataires à l’égard de l’exécutif atteint des sommets.
En parallèle, le mouvement peine toujours à s’entendre sur des revendications précises et sur sa structure. Plusieurs tentatives de programmer des échanges entre des représentants de « gilets jaunes » et le gouvernement échouent, sur fond de divisions internes au mouvement, où beaucoup se montrent hostiles à l’idée d’être représentés par une poignée de porte-parole.
Face à l’ampleur de l’ouragan, Edouard Philippe a, finalement, accepté de changer de cap. Le premier ministre a ainsi annoncé, mardi 4 décembre, la suspension des plusieurs hausses de taxes, à commencer par celles sur les carburants. Mais ce qui pourrait passer comme une victoire des protestataires face à un pouvoir exécutif qui se voulait au départ inflexible n’a, semble-t-il, pas calmé les esprits. Dès dimanche, le bruit d’un « acte V » des blocages pour samedi 15 décembre, a commencé à courir sur Facebook.
Adrien Sénécat
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