Facebook, réservoir et carburant de la révolte des « gilets jaunes »
Analyse. L’usage du réseau social par les contestataires peut expliquer l’essor du mouvement et, en partie, sa radicalisation. Par Michaël Szadkowski Publié aujourd’hui à 18h34, mis à jour à 18h34
« Donner au peuple le pouvoir de construire des communautés » : tel était l’objectif affiché par le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, il y a un an, quand il a présenté sa nouvelle vision pour le réseau social aux 2,2 milliards d’utilisateurs actifs dans le monde, dont 38 millions en France. La plate-forme venait d’essuyer une volée de bois vert à la suite de l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, pour avoir été un lieu privilégié de propagation de fausses informations et d’influence étrangère, en l’occurrence russe, durant la campagne.
Pour sortir de cette ornière, Facebook s’est lancé dans une refondation, en misant davantage sur une de ses fonctionnalités : les groupes. Ce sont des espaces, publics ou privés, au sein desquels les utilisateurs peuvent, sans forcément être préalablement « amis », se connecter et discuter. Ils étaient, pour Mark Zuckerberg, une alternative aux « pages » diffusant des informations – au premier rang desquelles celles des médias – et parfois des infox, des informations fallacieuses. Début 2018, Facebook a changé les règles d’affichage des publications, privilégiant les contenus partagés par les amis, les sources d’informations locales et les groupes. Une galaxie de groupes « gilets jaunes »
Un an et demi plus tard, le mouvement des « gilets jaunes » apparaît comme une illustration, d’ampleur inattendue, du choix de mettre en avant ces groupes. Car les protestataires utilisent abondamment cet outil pour se connecter, organiser leur mobilisation et débattre, dans une volonté de construire « le monde qu’ils veulent », comme le formulait Mark Zuckerberg.
Le contraste avec les organisations politiques est net. Lors de la dernière campagne présidentielle, En marche avait investi la messagerie chiffrée Telegram et La France insoumise avait choisi de s’appuyer sur Discord, deux outils sécurisés et confidentiels, apanages de petits groupes. A l’inverse, les « gilets jaunes » se sont retrouvés sur un réseau social populaire, déjà ancien, lisible par tous, où chacun, ou presque, disposait déjà d’un compte, avant d’aller bloquer un rond-point. Ce n’est pas la première fois, en France, qu’un mouvement de masse germe sur Facebook : en 2013, par exemple, le « soutien au bijoutier de Nice » avait rassemblé des millions de personnes. Mais, organisé autour d’une page unique, ce mouvement n’avait rien à voir avec la floraison récente de groupes. En quelques semaines, dans chacune de ces communautés, souvent nommées à partir d’une ville ou d’un département, se sont réunies des dizaines, centaines ou milliers de personnes. Si les groupes n’empêchent pas des discussions plus privées dans d’autres applications (par exemple sur WhatsApp), ils servent chaque jour, parfois chaque heure ou minute, à diffuser des vidéos, photos ou commentaires politiques, mais aussi des messages d’encouragements, de colère ou d’humour. Parmi les choses vues après « l’acte III » du mouvement le 1er décembre, on a ainsi recensé : une vidéo de « gilets jaunes » dansant et insultant Macron au Vélodrome ; des portfolios de photos du rond-point bloqué près de Gramat (Lot) ; le chanteur Pierre Perret entouré de manifestants ; un aperçu des huîtres dégustées sur un barrage à Loudun (Vienne) ; un compteur de « like » pour savoir si Macron doit rester ou non président ; un chauffeur routier qui conseille de « bloquer l’import-export mondial » dans les ports ; un partage de la liste des revendications ; un clip de rap en selfie ; jusqu’à un chien en gilet jaune réclamant des croquettes de qualité. De nouvelles bulles de filtre
Mais au-delà de cet inventaire, il est pratiquement impossible de mesurer le poids réel et le nombre total de publications générées par le mouvement. Contacté, Facebook France indique ne pas avoir de chiffres précis liés à l’utilisation de sa plate-forme par les « gilets jaunes » : les données manquent pour déterminer s’il s’agit, concrètement, du plus gros mouvement politique français ayant existé sur Facebook jusqu’ici. Autre zone d’ombre : avec les groupes, le phénomène de bulle de filtre, qui conforte l’utilisateur d’un réseau social dans un ensemble de publications avec lesquelles il est en accord idéologique, fonctionne à plein régime. Dans les groupes des « gilets jaunes », tout le monde est d’accord, ou presque, sur le fond, même si le débat est vivace autour des revendications et des moyens d’action. Lire sur le sujet : « Gilets jaunes » : un cas d’école de la polarisation du débat public Ainsi, les informations mensongères, contre lesquelles Facebook a fini par consacrer de nombreux efforts pour en limiter la portée, ne trouvent pas forcément de contradicteurs ou de mises en perspective au sein des groupes de « gilets jaunes », dans lesquels se relaient des prises de parole de citoyens (notamment avec des vidéos en direct) et des messages qui commentent parfois des rumeurs complètement infondées. Voir : « Gilets jaunes » : le vrai et le faux du 17 novembre sur les réseaux sociaux Lire sur le sujet : « Constitution disparue » et complotisme débridé sur les réseaux sociaux Facebook compte d’habitude, pour cela, sur le signalement de publications par d’autres utilisateurs, avant de les faire examiner par ses équipes de dizaines de milliers de modérateurs. Un processus qu’un groupe Facebook ne favorise pas : il n’est pas rare de voir des publications flirtant avec les limites des « standards de la communauté » de Facebook, qui interdisent, normalement, les incitations à la violence.
Réactions timides
Face à ces défis, la réaction de Facebook reste timide. Contacté, le réseau affirmait, jeudi 6 décembre, avoir renforcé ses équipes de modération et de gestion de contenus problématiques. Une campagne classique de sensibilisation aux fausses informations est également prévue. Mais cela semble assez loin des enjeux révélés par cette crise. Une fois de plus, le réseau social se trouve face à ses responsabilités. Du côté des élus, la difficulté n’est pas moindre. Comment se reconnecter avec ces lieux de débat qui ont essaimé loin d’eux ? L’épisode des représentants des « gilets jaunes » qui ont tenté de rapatrier sur Facebook leurs rencontres avec des ministres en les filmant avec des Facebook Live, sans parler des menaces reçues par le député Olivier Véran, a montré l’ampleur du fossé qui s’était creusé par le jeu des groupes.
Michaël Szadkowski
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