Inscription: 10 Aoû 2006 18:13 Messages: 3425 Localisation: Maultaschen Land
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Un repenti ? Il tique. Un lanceur d’alerte ? Le costume paraît un peu large. Quelques jours après cette discussion lexicale, notre interlocuteur nous rappelle : «Un coming out, voilà, c’est un coming out.» Guilhem Giraud sort du bois à 47 ans, dont près de vingt-cinq dans les métiers de la surveillance. Et il veut désormais en parler, de ce secteur qu’il connaît de l’intérieur et qui le fait maintenant «vraiment flipper». Le déclic a eu lieu cet été lorsque le consortium des médias réunis autour de Forbidden Stories a dévoilé l’utilisation massive du logiciel d’espionnage Pegasus contre des journalistes, militants des droits humains, opposants, ministres, chefs d’Etat…
Produit et commercialisé par l’Israélien NSO, Pegasus permet d’aspirer tout le contenu d’un téléphone à distance, sans accéder physiquement au boîtier de la cible, qui peut même se trouver dans un autre pays ; le numéro, et quelques centaines de milliers de dollars, suffisent à tout savoir. «[Ce genre d’outils] est à l’écoute ce que le nucléaire est à l’arme : il apporte une telle rupture fonctionnelle, un nouveau mode d’action tellement puissant, ses dégâts peuvent être tellement plus importants qu’il […] doit faire l’objet d’un contrôle de prolifération», nous écrit Guilhem Giraud peu après les révélations. Au cours de plusieurs entretiens, par téléphone et dans des cafés parisiens, il a accepté de raconter longuement son cheminement, ce qui le pousse à alerter aujourd’hui sur les dérives d’un business qui fut son gagne-pain pendant des années, et son parcours dans cette industrie de l’ombre.
Comme bien d’autres, Giraud a bénéficié de l’étiquette «ancien des services». Jeune diplômé de l’école d’ingénieur Télécoms INT, depuis rebaptisée Télécom SudParis, il fait son service militaire détaché à la Direction de la surveillance du territoire (DST), le contre-espionnage français. Ils sont alors trois ou quatre «scientifiques du contingent», sous les ordres d’un officier de liaison, un général de l’armée de l’air. C’est la fin des années 1990, l’âge d’or des télécoms qui «recrutaient à tour de bras». Et «l’âge d’or des interceptions légales», cette expression fleurant bon la bureaucratie qui désigne tout bêtement les écoutes. Elles viennent alors d’être enfin encadrées par la loi, après plusieurs scandales et une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme.
Devenu contractuel à la DST, le jeune ingénieur travaille sur les interceptions hertziennes. «Tout ce qui passe par les airs», image-t-il. Captées par les grosses antennes du site de Boullay-les-Troux, en Essonne, ces ondes sont décortiquées par les petites mains du contre-espionnage. La loi avait justement prévu une exception pour les flux de cette nature, dont la surveillance, «aux seules fins de défense des intérêts nationaux», est laissée en terrain vague, sans contrôle extérieur. L’expérience était «grisante» au premier abord, reconnaît-il : «Il y a un fantasme d’omniscience, on pense être capable de savoir ce que les gens se disent. La réalité du métier est très différente.» «Débats éthiques»
De ces années dans un service de renseignement français, Guilhem Giraud tire une conviction : «L’Etat profond est raisonnable en matière de surveillance.» Il l’a observé au sein d’un groupe de travail sur les écoutes, mis en place après 2004, alors que les communications mobiles explosaient et que le numérique se déployait à grande vitesse dans nos vies. «On se posait des débats éthiques», répète-t-il. A ses yeux, le danger vient d’ailleurs, de plus haut, des responsables politiques. Il a rarement eu affaire aux décideurs. Sauf une fois : on est en 2005, se souvient-il, Nicolas Sarkozy vient de reprendre le maroquin de l’Intérieur après un passage par Bercy. La période est mouvementée, le futur président de la République est persuadé que son rival d’alors, Dominique de Villepin, mène une cabale contre lui.
Au quatorzième étage du 7, rue Nélaton, le siège de la DST proche de la tour Eiffel, les huiles n’en mènent pas large le jour de la visite du chef. Un commissaire bredouille et mélange les chiffres lors de son exposé. Sur une photo qu’il a conservée, on voit Giraud penché sur un ordinateur avec Sarkozy à ses côtés, entouré de son état-major : Claude Guéant (directeur de cabinet), Pierre de Bousquet de Florian (directeur de la DST), Michel Gaudin (directeur de la police nationale), Franck Louvrier (conseiller communication), Laurent Solly (chef de cabinet). Giraud fait une démonstration des nouvelles techniques de géolocalisation, qui ne fonctionnent qu’avec l’opérateur historique français. «Je comprends pourquoi on m’a donné un portable Orange !» lance Sarkozy, fier de cette blague dont la petite assemblée préfère rire.
La carrière de Guilhem Giraud au service de l’Etat s’arrête peu après, lorsqu’il quitte Paris pour le Sud de la France en 2008. Un tout autre chapitre s’ouvre alors. A Aix-en-Provence, une petite entreprise embauche. Elle s’appelle Amesys. D’après son récit, Giraud expose lors de son entretien sa volonté de développer les interceptions légales. Le patron, Philippe Vannier, et le directeur commercial, Stéphane Salies, l’envoient en Libye. Amesys est arrivé au pays de Kadhafi dans les valises de l’intermédiaire Ziad Takieddine, rouage clé du rapprochement franco-libyen impulsé par Sarkozy (aujourd’hui mis en examen, notamment pour corruption, en raison des soupçons de financements de sa campagne de 2007 par feu le Guide). La PME a vendu en 2006 un système de surveillance des communications «à l’échelle du pays», appelé Eagle. L’affaire a été conclue avec le chef du renseignement militaire libyen, Abdallah Senoussi, pourtant condamné par contumace en France pour avoir commandité l’attentat contre le DC10 d’UTA, qui a coûté la vie au 170 passagers de ce vol civil en 1989.
Guilhem Giraud passe une dizaine de jours sur place. A Tripoli, il forme les utilisateurs. Pas la haute hiérarchie, insiste-t-il, mais l’équivalent des commissaires en Libye. L’épisode le met encore mal à l’aise. Il minimise son rôle dans cette mission consistant à mettre entre les mains d’une dictature un redoutable système de surveillance : «J’ai vite senti un problème, j’ai fait le minimum. Un jour, je me suis fait porter pâle, je traînais des pieds. Le client a fait savoir à mes responsables qu’il n’était pas très content de moi. Je n’avais pas signé pour ça », dit-il de sa voix calme, presque naïve. Machine infernale
Son premier séjour en Libye sera le dernier. Il a tout de même eu le temps de voir Eagle à l’œuvre. Une technologie dévastatrice : grâce à des sondes posées sur le réseau, l’intégralité du trafic internet est scannée. Il décrit la machine infernale : «La promesse commerciale, c’était de pouvoir rechercher par mots-clés dans la captation massive du flux. Les utilisateurs avaient des files de documents issus des interceptions (mails, tchats). Moi je formais à l’analyse, pas à la collecte.» D’après son témoignage, la technologie vendue fonctionnait mal : «Eagle était plein de bugs, il était “designé” pour faire des trucs incroyables mais il plantait beaucoup.»
Selon nos informations, l’ancien salarié a déroulé un récit similaire dans le bureau des juges, lors de son audition du printemps dernier en tant que témoin. Car l’affaire Amesys, révélée par la presse dès 2011, fait l’objet depuis 2012 d’une information judiciaire pour «complicité d’actes de torture et de barbarie», confiée au pôle crimes contre l’humanité et crimes de guerre du tribunal de Paris. Ont été versés dans la procédure les contrats, publiés par Mediapart, des comptes rendus d’écoute portant la mention «Eagle» retrouvés en Libye, plusieurs témoignages de survivants des geôles de Kadhafi (le nom d’un de ces plaignants apparaît même dans les comptes rendus). L’ancien directeur d’Amesys, Philippe Vannier, et l’entreprise en tant que personne morale ont été mis en examen au début de l’été 2021 pour «complicité d’actes de tortures». Ils demeurent en l’état présumés innocents.
Amesys n’a pas conclu de marché qu’avec les services du colonel Kadhafi. Ingénieur avant-vente, donc chargé de définir les besoins des clients, Guilhem Giraud s’est aussi rendu au Maroc, où il traitait avec la toute-puissante Direction générale de la surveillance du territoire, au Gabon, au Congo-Brazzaville, au Qatar. Des contrats, dont l’existence a été dévoilée par le site spécialisé reflets.info, passés avec des Etats peu soucieux des droits humains et de la démocratie. Est-ce la raison qui le pousse à quitter rapidement Amesys ? C’est surtout à cause de ses mauvaises relations avec les dirigeants et les «courtisans» qui gravitaient autour, dit-il. «Je n’ai jamais été intégré dans leur bande», nous a-t-il indiqué un jour, avant de préciser plus tard : «Je n’étais pas très apprécié.»
Après une tentative avortée de monter une boîte spécialisée dans la détection de fuites de données, Giraud s’envole pour le Moyen-Orient en 2012, expérience sur laquelle il se montre peu disert. En sa qualité de «conseiller» d’un Etat du golfe, dont il ne veut pas révéler le nom, il a été démarché par l’israélien NSO et mis en garde ses clients contre ce type de produit. Il élabore : «Avec Pegasus, on met 10 millions pour péter un téléphone et récupérer tous les messages, etc. C’est le fantasme du renseignement, c’est très dangereux. Le renseignement ne fonctionne pas comme ça, c’est du pointillisme. […] Ces systèmes peuvent être dévastateurs pour les sociétés humaines, on détruit tout.» Il ajoute : «Le dispositif est très «signant», comme disent les militaires : le code est industrialisé, c’est facile de remonter la filière.»
On n’est pas sûr de comprendre : Pegasus était-il trop invasif ou trop détectable ? Ou NSO était-il trop concurrent ? Sur ce sujet et plus globalement la surveillance numérique, ses réflexions sont encore embryonnaires. Il peut dénoncer pêle-mêle le pouvoir néfaste des Gafam, qui « ont fait de la surveillance leur modèle économique », les dispositifs de surveillance sanitaire type TousAntiCovid, s’inquiéter de «la dictature [avec laquelle] on flirte dans les sociétés occidentales», puis proposer un improbable système d’agence de «notation éthique», sur le modèle de ce qui existe en matière financière, qui empêcherait les Etats mal notés d’acquérir les technologies les plus intrusives.
L’homme bouillonne. Pour canaliser et approfondir ses idées, il a imaginé rejoindre un think tank en cours de création, qui sera adossé à l’université de Toulon. La greffe n’a pas pris avec les fondateurs, par incompatibilités d’humeurs et désaccords sur les responsabilités de chacun. Rentré dans l’Hexagone, Guilhem Giraud en a fini, jure-t-il, avec ce business, dont il a vécu toutes ces années : «C’est l’âge.» Il a quand même créé une société de droit français cet été, avec l’idée de proposer ses services aux forces de l’ordre.
_________________ "I didn't like the idea you screwed my wife ! But I like even less that you want to screw me as well !!"
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