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La polémique provoquée par la pétition protestant contre le harcèlement de femmes à La Chapelle rappelle celle du bar-PMU de Sevran, en Seine-Saint-Denis, supposément interdit aux femmes. Sauf que cette fois-ci le “danger” se rapproche : il entre dans la capitale. Pas encore dans les “beaux quartiers”, mais à La Chapelle, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, dans une de ces zones populaires à l’intérieur du périphérique.

Cela rappelle aussi les suites des agressions ayant eu lieu à Cologne en Allemagne, lors du nouvel an 2016. Les ingrédients sont les mêmes : des hommes “racisés” (terme désignant les personnes perçues comme différentes et traitées comme telles en raison de leur couleur de peau, de leurs origines ou de leur religion) accusés, à tort ou à raison, d’exclure ou d’attaquer les femmes de leur quartier. À Sevran (lire la contre-enquête du Bondy Blog), les hommes maghrébins – musulmans – étaient visés ; à Cologne, les réfugiés, arrivés de plus ou moins longue date ; à La Chapelle, les deux à la fois.

Disons-le en préalable, dans cette histoire, deux écueils se font face : le risque de relativiser les agressions sexistes par crainte d’affaiblir le combat contre le racisme, déjà mal en point ; la tentation de se servir de la lutte contre les atteintes faites aux femmes à des fins islamophobes masquées. Quels sont les faits ? Des femmes se disent prises à partie dans ce quartier situé entre Stalingrad, à l’est, et Barbès, à l’ouest, tandis que d’autres réfutent toute agressivité particulière des hommes déambulant dans l’espace public.

La mairie de Paris tout comme la préfecture de police affirment à Mediapart ne pas être en mesure de dire si des plaintes ont été déposées pour ce motif au cours des dernières semaines – ce qui ne signifie pas qu’aucun acte répréhensible ne soit à déplorer. La tension est palpable dans ce périmètre de quelques centaines de mètres carrés, où la misère et la promiscuité sont plus fortes qu’ailleurs dans la capitale. Des hommes, pour beaucoup issus de l’immigration, s’y retrouvent, par désœuvrement mais aussi parce qu’ils n’ont nulle part où aller. « Les témoignages de femmes sont contradictoires », observe Pascal Julien, élu EELV de Paris dans le XVIIIe arrondissement, qui habite non loin de là. « Cet espace est suroccupé ; il constitue un carrefour où se croisent des migrants, des personnes démunies clochardisées et des biffins qui revendent de menus objets pour survivre. » « Les violences faites aux femmes ne sont pas un problème spécifique à cet endroit, poursuit-il. Mais nous refusons d'être dans le déni : il existe un sentiment d'insécurité, nous devons nous en préoccuper. »

Il faut reprendre la chronologie de l’emballement politico-médiatique pour comprendre ce que cette mécanique dévoile. Le Parisien ouvre les hostilités vendredi 19 mai, en pleine campagne pour les législatives. L’article généralise et essentialise à tout-va : « Ce sont plusieurs centaines de mètres carrés de bitume abandonnés aux seuls hommes, et où les femmes n’ont plus droit de cité, démarre-t-il. Cafés, bars et restaurants leur sont interdits. Comme les trottoirs, la station de métro et les squares. Depuis plus d’un an, le quartier Chapelle-Pajol, à Paris, a totalement changé de physionomie : des groupes de dizaines d’hommes seuls, vendeurs à la sauvette, dealeurs, migrants et passeurs, tiennent les rues, harcelant les femmes. » En une seule phrase, délinquance, migration et misogynie sont intrinsèquement liées. L’auteur n’a pas besoin de rappeler que ce quartier est principalement habité par des hommes d’origine étrangère, le message est passé. La défense des conditions de vie des femmes imposerait de dire quelques vérités dérangeantes à l’encontre des pratiques des immigrés que la lutte antiraciste feindrait d’ignorer ou passerait sous silence.

Après la victimisation des femmes « chassées dans les rues », le quotidien poursuit dans les jours qui suivent sur le registre de la peur et du courage : « Ce quartier La Chapelle-Pajol où les femmes ont peur », titre-t-il samedi avant d’enchaîner sur « des femmes harcelées osent témoigner » dimanche.

À l’origine, Le Parisien relaie une pétition de SOS La Chapelle et Demain La Chapelle, deux associations de riverains, décrivant le malaise d’habitantes du quartier. Pascal Julien assure que ces deux structures, qui s’intéressent depuis plusieurs années aux problèmes posés par la suroccupation dans le XVIIIe arrondissement, ne sont pas suspectes de servir les intérêts de l’opposition de droite ou, pire, de l’extrême droite. Il n’empêche que la tonalité du texte est catastrophiste, les accusations lourdes. La couverture qu’en fait Le Parisien, en ne citant que des témoignages à charge et en l’absence de contextualisation, renforce l’effet de dramatisation. Intitulée « Les femmes, une espèce en voie de disparition au cœur de Paris », la pétition affirme que « désormais notre quartier est abandonné aux seuls hommes : plus une femme dans les cafés. Pas un enfant dans le square Louise-de-Marillac. Certaines d’entre nous se terrent chez elles ». « Il y a les insultes, dans toutes les langues : “Salope, sale pute, je vais te baiser...” Il y a les vols à la tire, les pickpockets, l’alcoolisme de rue, les crachats, les déchets partout, l’odeur entêtante d’urine », insistent les initiateurs du texte, signé par quelque 20 000 personnes à ce jour.

La récupération politique ne tarde pas. Dans l’après-midi de vendredi, un rassemblement est organisé place de la Chapelle, à la sortie de la station de métro. Une dizaine de personnes s’y retrouvent. Ainsi que moult caméras. Et des opposants décidés à ne pas laisser ce discours s’imposer. Accompagnée de Babette de Rozières, candidate LR pour les élections législatives dans la 17e circonscription de Paris, Valérie Pécresse, la présidente LR de la région Île-de-France, se rend sur place. La Chapelle est une « zone de non-droit », lance-t-elle à l’abri d’un hall d’immeuble, alors que les contre-manifestants scandent « le sexisme n’a ni origines, ni couleurs » ou « féminisme n’est pas racisme ».

Les réactions sont à l’image de ce qui précède. Élu d’opposition LR dans le XVIIIe arrondissement, Pierre Liscia surenchérit. « À titre personnel, dans la mesure où ma compagne passe par là, j’ai peur pour elle et pour les autres habitantes du quartier », déclare-t-il à BFM sans relever son propre sexisme. « C’est un trou noir de la République en plein cœur de Paris, c’est une situation qui est inédite et révoltante, insiste-t-il. Dans le XVIIIe, on concentre toutes les difficultés de Paris, la toxicomanie, la délinquance, la vente à la sauvette et les campements de migrants. »

Pas en reste, la mairie (PS) se fend, dans la soirée, d’un communiqué commun avec la préfecture de police, dans lequel les deux institutions affirment être « déterminées à agir ». La problématique, disent-elles, a été « identifiée depuis plusieurs semaines ». Un « dispositif dédié [a été déployé] pour sanctionner les auteurs de ces actes et permettre au plus vite un retour à la normale », ajoutent-elles. Via Twitter, Anne Hidalgo assure que les contrôles de police vont être augmentés « de façon importante », « tout au long de la journée ».

Le préfet de police, Michel Delpuech, souligne que « le renforcement de la présence policière sur la voie publique, initié il y a déjà plusieurs mois pour lutter contre toutes les formes de délinquance constatée, a donné de bons résultats », citant 10 opérations chaque semaine depuis janvier 2017, ayant permis l'interpellation de 1 161 personnes et l’« éviction » de 27 000 autres – sans que l'on sache précisément ce que ce terme recouvre.


En réaction à ces accusations, la mobilisation s’organise : sur les réseaux sociaux, des habitants prennent la parole pour affirmer que leur quartier ne ressemble pas à ce qui est raconté dans les médias ; un rassemblement est prévu le 25 mai de 18 heures à 21 heures. « Nous voulons faire entendre notre voix et montrer que les femmes n’ont pas déserté La Chapelle et ne le souhaitent pas, les migrants ne sont pas des agresseurs sexuels en puissance, le quartier n’est pas un coupe-gorge », affirment les initiateurs de cet “événement Facebook”, qui relaient le témoignage suivant : « Il est évident que ce quartier souffre de problèmes qui n’ont pas été pris en main par les pouvoirs publics : la pauvreté, les trafics, les vols, la saleté, les centaines de personnes, femmes et enfants y compris, qui y ont séjourné sous le métro pendant des semaines, sans accès à des infrastructures d’hygiène de base, sans prise en charge réelle. Ce qui me dérange, c’est que ces articles présentent notre quartier comme un lieu où les femmes n’oseraient pas aller et associent cette contre-vérité aux migrants qui y arrivent en flux continu. Ceci n’est pas la réalité. Venez (…). Vous y verrez des femmes, partout, tout au long de la journée. »

En réponse à ceux qui pourraient lui reprocher de minimiser les faits, cette habitante reconnaît qu’« il y a bien des comportements qui ne devraient pas avoir lieu, des remarques, des sifflements parfois, des invitations », mais que ces attitudes sexistes se retrouvent « aussi dans le métro, dans d’autres quartiers, dans d’autres villes ». Autre récit, celui d’une autre riveraine, repérée par L’Obs, qui déplace le regard sur la question de l’aménagement de l’espace. Y sont listés la station de métro « impraticable », la chaussée « où foncent les automobilistes soulagés d’avoir réussi à s’extirper » des embouteillages ou encore le « petit square » au « milieu des pots d’échappement ». « Ce n’est pas pour éviter les hommes malveillants que les femmes n’y vont pas. C’est pour protéger leurs poumons et leurs oreilles ! » « Le problème de La Chapelle, ce ne sont pas les hommes ou les harceleurs. C’est le trop de tout : les voitures, la pollution, la foule. On étouffe. Les hommes, et disons-le, les pauvres, y sont parce que personne d’autre ne veut y aller. Parce que jamais l’espace public n’a été aménagé pour eux, et plus largement pour les piétons. »

Également impliquée dans la bataille des législatives – elle est candidate dans la 18e circonscription de Paris, soutenue par le Front de gauche et les écologistes –, Caroline De Haas, ex-conseillère de Najat Vallaud-Belkacem au ministère des droits des femmes, est elle aussi revenue sur cet enjeu urbanistique (plus d’espace, plus d’éclairage) – ce qui lui a valu quelques moqueries. Sur son blog sur Mediapart, elle souligne, comme elle l’avait fait après Cologne et Sevran, que les violences sexuelles à l’encontre des femmes ont lieu partout. Et remarque qu’« on n’entend jamais la droite ou l’extrême droite sur les violences que subissent les femmes. Sauf lorsque ces violences sont commises par des étrangers. Comme si lorsqu’un Français violait, c’était moins grave. Une violence sexuelle est une violence sexuelle. Qu’elle soit subie à La Chapelle, à Bourg-en-Bresse ou à Bordeaux, qu’elle soit le fait d’un père, d’un voisin, d’un migrant ou d’un manager, elle est intolérable ».

« À chaque fois que des citoyennes, citoyens ou partis politiques expliquent (ou sous-entendent) que les violences ne sont le fait que d’une catégorie de la population, non seulement ils mentent (les 230 femmes violées chaque jour le sont dans 80 % des cas par un homme de leur entourage), mais ils alimentent le racisme. Ils n’apportent aucune solution aux violences que subissent les femmes et, en plus, ajoutent la violence subie par les racisé.e.s. », ajoute-t-elle.

Ces prises de position ravivent les différends suscités après Cologne et Sevran. Dans le premier cas, de nombreuses personnalités, pour certaines se revendiquant du féminisme, avaient pris prétexte des centaines de plaintes déposées par des femmes – dont l’immense majorité a été classée sans suite devant la justice – pour, au nom de la lutte contre le sexisme, incriminer l’islam et/ou une prétendue culture musulmane misogyne. Cette vision consistant à construire le “problème” comme étant d’ordre religieux et culturel avait été vivement critiquée par d’autres féministes parmi lesquelles Sara Farris, maître de conférences au département de sociologie de l’université Goldsmith de Londres. « Racialiser le sexisme (…) a pour effet d’affaiblir les femmes dans leur ensemble », avait-elle déclaré, rappelant que la tendance à faire du sexisme une spécificité du monde musulman était ancienne, les puissances coloniales européennes ayant par exemple, en leur temps, soutenu cette théorie pour justifier leur occupation forcée (lire notre article).

À Sevran, le reportage diffusé sur France 2 a aussitôt provoqué une polémique nauséabonde, faisant de nouveau émerger ces lignes de fracture. Sur Mediapart (regarder l'entretien vidéo) Chris Blache, coordinatrice de la plateforme Genre et Ville, et Isabelle Clair, sociologue au CNRS, spécialiste du genre et de la sexualité dans les quartiers populaires, avaient recentré le débat en soulignant à quel point l’espace public – et pas seulement dans les quartiers populaires – est dominé par les hommes parce qu’il est davantage construit pour eux, notant que les lieux de pouvoir sont eux aussi des espaces non mixtes.

S’ajoute, à ces enjeux entremêlés, une spécificité migratoire à La Chapelle. Ces hommes, auxquels il est reproché de squatter la rue, sont pour partie ceux-là mêmes que les pouvoirs publics laissent à la rue. Venus du Soudan, d’Érythrée, d'Éthiopie ou d’Afghanistan, ils ont tout perdu, tout quitté pour traverser la Méditerranée. Une fois arrivés à La Chapelle, à bout de forces, ils se voient fréquemment privés de leurs droits les plus fondamentaux. Voulu par la mairie de Paris, le centre d’hébergement officiel, situé à quelques centaines de mètres de là, est plein. N’y entre qu’un nombre limité de personnes par jour, abandonnant les autres aux intempéries.

La préfecture de police, de son côté, les pourchasse sur les trottoirs où ils ont trouvé refuge. À coups de matraques, de gaz lacrymogène, de coups de pied dans les matelas, d’injures, des agents, selon les récits des associations venant en aide aux migrants, les repoussent sans cesse, les harcèlent, détruisant leurs affaires – jusqu’à leur couverture en plein hiver ! Or cette violence-là est non seulement le plus souvent ignorée par les médias, mais aussi déniée par les autorités qui l'exercent. Dans leur communiqué commun, la mairie de Paris et la préfecture insistent sur le renforcement des contrôles ; elles évoquent également l'aménagement du territoire et la prévention. Elles seraient bien inspirées, en parallèle, de s'assurer que leur mission d'accueil à l'égard des réfugiés est correctement remplie.

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Répondre en citant le message  MessagePosté: 25 Mai 2017 09:50 
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Merci.
En tant que riverains, ma compagne et moi même abondons dans le sens de cet article qui comme souvent avec Mediapart garde la tête froide pour mieux penser.

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« Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »
Влади́мир Ильи́ч Улья́нов
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T'es plus le prince de Bel Air ?

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Nein, je suis un héros de la bataille de Stalingrad désormais.
Avec balcon et vue sur le jardin d'eole s'il te plaît.

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Répondre en citant le message  MessagePosté: 14 Juin 2017 23:30 
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Je mets ça là : REQUIEM FOR A DREAM : TARANIS NEWS / GASPARD GLANZ

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Répondre en citant le message  MessagePosté: 03 Sep 2017 20:05 
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Je serais extrêmement reconnaissant si quelqu'un pouvait mettre à disposition la série de 6 articles parues sur le Monde dont le premier est ici http://mobile.lemonde.fr/festival/artic ... 15198.html

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Répondre en citant le message  MessagePosté: 03 Sep 2017 20:08 
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T'attendras la mi-temps.

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Répondre en citant le message  MessagePosté: 03 Sep 2017 20:23 
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Sylvian Tesson a écrit:
Fonction organique de l’espèce humaine, la marche est aussi une pratique sportive ou spirituelle, touristique ou thérapeutique qui connaît de nombreux adeptes. Echappatoire au monde de la vitesse, pas de côté face au règne de la virtualité, la marche interroge notre actualité. En six épisodes, Le Monde donne la parole à des historiens randonneurs, des écrivains aventuriers, des philosophes flâneurs et des anthropologues marcheurs afin de comprendre pourquoi et comment la marche est devenue un véritable phénomène de société.

Né en 1972, Sylvain Tesson est écrivain et aventurier. Un alpiniste et un « stégophile », néologisme déniché dans le Dictionnaire de l’alpinisme de Sylvain Jouty pour nommer sa passion d’escalader les toits, et notamment ceux des cathédrales.
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En 2014, il chute de la toiture d’un chalet à Chamonix (Haute-Savoie). Fracturé et réveillé du coma, il décide de traverser la France à pied, du Mercantour au Cotentin, pour se réparer et en tire un livre, Sur les chemins noirs (Gallimard, 2016). Alors que son journal de 2014 à 2017 vient de paraître (Une très légère oscillation, Editions des Equateurs, mai 2017, 230 p., 19 euros), il décrit la marche comme une critique en mouvement de notre modernité modernisée.

Pourquoi avoir décidé de partir sur les « chemins noirs » de France,sur ces sentiers non balisés des régions rurales les plus reculées ?

La marche, quel que soit le territoire dans lequel on l’accomplit, est une forme de critique en mouvement, physique, incarnée. Je ne suis pas un penseur, je n’ai pas la légitimité philosophique pour établir une théorie critique du monde, mais je suis un bipède, j’ai une bonne résistance physique et je suis rustique, ce qui me permet de formuler une critique et de la mettre en œuvre.

Quel est l’objet de cette « critique en mouvement » qu’est, selon vous, la marche ?

Elle porte sur le verrouillage qui découle du technicisme, de la révolution numérique et de la mondialisation. Ces phénomènes déclarent la guerre au mystère, à l’imprévu, à ce qui fait la substance de la vie. Aujourd’hui, chaque petit geste est régi par la révolution numérique. Pour prendre un train ou aller voir un tableau de Rembrandt, on doit passer par l’ordinateur. Et, à partir du moment où nous confions le moindre détail de notre existence à ce processeur et ce processus, on cimente la possibilité d’un imprévu. Alexis de Tocqueville a une formule géniale dans De la démocratie en Amérique, il parle de « la liberté de détails ».
« Je ne suis pas un être de la flânerie, j’ai besoin de chercher les issues de secours »

Une vie, c’est plus que le discours superbe de Lamartine au balcon du peuple. C’est aussi le fait d’allumer une clope et de boire un verre de rouge de plus. Aujourd’hui, ces libertés de détails tocquevilliennes, le « jaillissement perpétuel d’imprévisible nouveauté » de Bergson sont canalisés par le numérique. Or, quand on n’a pas la légitimité d’établir et d’exposer un discours critique sur ce sujet, il y a la marche. Elle offre la possibilité d’échapper au dispositif, comme dit le philosophe Giorgio Agamben. On se glisse dans un interstice et on marche, on revient à cette liberté de détails en prenant la fuite.

Est-il encore possible de se soustraire au dispositif ou bien vivons-nous à l’ère de l’impossible voyage et des improbables pas de côté ?

On assiste à un balisage général de l’existence, de la pensée et du verbe. En 2017, même les chemins sont aménagés. Donc, c’est de plus en plus difficile, mais c’est encore possible. Surtout en France, parce que nous avons la chance d’avoir accès, pour dix ou douze euros, à la représentation de la totalité de notre territoire au vingt-cinq millièmes (1 centimètre pour 250 mètres). Ces cartes rendent possible l’échappée dans les interstices. L’échelle de l’état-major, le vingt-cinq millièmes, correspond parfaitement aux marcheurs. Je ne suis pas un être de la flânerie, j’ai besoin de chercher les issues de secours, d’identifier le bon chemin à prendre. Et la carte au vingt-cinq millièmes me rend possible cette recherche.

D’où vient le charme des cartes IGN que tous les marcheurs et les soldats connaissent bien ?

Elles sont très belles. Il y a les ombrages. Chaque pli, chaque relief en possède un. La convention veut que la lumière provienne du nord-ouest. C’est amusant de penser qu’un jour, dans un bureau, un fonctionnaire d’Etat a décrété que le soleil des cartes brillerait au nord-ouest. Et puis, il y a les à-plats de couleur, les verts des broussailles, les camaïeux de bleus pour les zones aquatiques. Il y a tout un protocole graphique de représentation du territoire, selon que le chemin est goudronné, maîtrisé par l’Etat, ou abandonné.

Comment y repérer les « chemins noirs » ?

Ce que je cherchais quand j’ai fait ce voyage, c’était la représentation qui indiquait les chemins perdus, embroussaillés, représentés soit par un liseré aussi fin qu’un cheveu, soit par des pointillés. Dans les légendes de ces cartes, on trouve une expression superbe pour les caractériser : « chemins à la praticabilité aléatoire ». C’est une formule qui pourrait définir l’existence. Un trait de poésie administrative.

Pourquoi ne cherchez-vous pas à épouser ce « bel aujourd’hui » des aéroports et des raffineries, dont Jacques Lacarrière percevait l’attrait, le charme et, d’une certaine manière, le mystère ?

Tout ce qui se dévoile est beau. La phrase est de Priam sur les remparts de Troie. On peut s’émerveiller d’un dimanche après-midi à Monoprix. L’objet du dévoilement est sujet de poésie et Jacques Lacarrière avait, dans sa chimie psychique, dans sa personnalité et sa nature, quelque chose qui lui faisait tout accepter. Il transformait tout en aliments qui nourrissaient sa curiosité et sa tolérance. Mais chaque être humain n’est pas constitué psychiquement de la même manière.
« J’ai fait correspondre un itinéraire géographique à ma noirceur intérieure »

Quand j’ai entrepris ce voyage, j’étais dans des dispositions très sombres. J’ai fait correspondre un itinéraire géographique à ma noirceur intérieure. Je ne voulais pas voir de semblables, je ne voulais même pas croiser de miroir, je recherchais des bêtes, du silence, de l’obscurité forestière et des affleurements géologiques. Je suis un homme du calcaire, des pierres, de l’histoire. Je crois préférer les paysages aux visages. Le nouveau ne m’intéresse guère. Le « bel aujourd’hui » peut-être, mais le « beau demain » pas du tout. C’est sans doute pour cela que je préfère la géologie.

En quel sens votre marche a-t-elle été une action thérapeutique ?

Physiquement, physiologiquement et moralement, la marche m’a soigné. Je ne suis pas très versé dans la psychologie, donc pour réparer un corps fracassé, j’ai préféré la marche. Je suis parti boitant, je suis revenu debout. Je me suis détaché de toute cette noirceur qui était sur la ligne de départ avec moi. Je me suis déshabillé de ces scories, de cette mélancolie, qui était la conséquence de mon hospitalisation. Au cours de mon voyage, j’ai eu l’idée de finir cette marche dans le Cotentin, au bord de la mer. Il y a, dans la Normandie que j’ai traversée, une douceur et une évidence qui tranchent avec la Provence. Derrière l’image de carte postale, la Provence est terrible. C’est la mort, la cruauté. Le peintre Pierre Bonnard l’a expliqué dans une lettre. Quand il est arrivé en Provence, il a écrit : « Les arbres sont cannibales. » La Normandie, c’est le beurre, un décor de train électrique, alors qu’en Provence, on se fait piquer par la nature.

Ce voyage n’a-t-il pas également été un chemin de croix ?

Je ne crois pas à une vie après la mort, à la suprématie de l’homme dans l’édifice du vivant, je crois que le ciel s’arrête aux nuages. Je suis contre le christianisme, le tripatouillage politique de la parole évangélique et le dogme, j’aime la chrétienté comme espace culturel et je me sens avec le Christ, le seul anarchiste qui a réussi, selon la formule d’André Malraux. Je n’ai pas marché pour expier quoi que ce soit, pour assurer ma rédemption ou faire un acte de contrition. J’ai ressenti de la souffrance au bout de laquelle je suis allé parce que j’ai un immense goût pour l’effort radical. Un goût qui me vient probablement de l’alpinisme. Dans l’escalade, on grimpe pour éprouver la jouissance de l’instant où tout s’arrête. C’est un moment extraordinaire.

A rebours des discours sur l’unité de la nation, vous écrivez que ce qui caractérise l’identité de la France, c’est au contraire la fragmentation…

C’est l’historien Fernand Braudel qui, le premier, l’a formulé. Il emploie l’expression d’« effroyable morcellement ». Il fait correspondre ce morcellement géographique à l’accumulation inédite de strates historiques et politiques qui fait la France. On a réussi à construire quelque chose de superbe à partir de ces deux axes : une croisée de transept. J’avais une grande expérience des territoires et des géographies de l’uniformité : la steppe d’Asie centrale, la forêt russe. Vous marchez dix jours dans des paysages et des structures humaines qui ne varient pas. Mais, pendant mon voyage sur les chemins noirs, j’ai ressenti cet effroyable morcellement de Braudel : chaque territoire coexiste dans une marqueterie disparate.

La confrérie des chemins noirs existe-t-elle ?

Je l’ai inventée, j’ai fait une analogie entre l’idée du chemin noir de la carte et du chemin noir de l’existence. Toute existence a tendance à succomber au désir d’aménagement, de domestication par le mariage, le travail… C’est un aménagement du territoire existentiel. Alors, pour y échapper, on a recours aux forêts, au silence. Walt Whitman a une phrase fabuleuse dans son recueil de poèmes Feuilles d’herbe : « Je n’ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m’y opposer. » On ne va pas essayer de dynamiter les citadelles (c’est-à-dire l’Etat), puisque, quand on casse l’appareil, on légitime les forces de la répression. Il vaut mieux chercher à s’attaquer à un point d’appui extérieur. Souvenez-vous de la phrase d’Archimède : « Donnez-moi un point de levier et je lève le monde. » Or, si l’on disparaît, on ôte à la puissance publique ce point de levier. La fuite est un formidable acte de critique. C’est ce que j’appelle le chemin noir existentiel. On peut trouver partout ces interstices, ces échappées, ces issues de secours et ces chemins buissonniers : dans une bibliothèque, sous une voûte, une forêt, sur une paroi – en soi surtout.


Martine Segalen a écrit:


Martine Segalen est professeure émérite à l’université de Paris-Nanterre, elle a écrit de nombreux ouvrages sur la famille et est l’auteure d’un des premiers livres sur la course à pied, « Les Enfants d’Achille et de Nike. Eloge de la course à pied ordinaire » (Métailié), publié en 1994, qui vient d’être réédité avec une longue préface qui analyse les transformations de la course, depuis celle des « Flower children » jusqu’au mouvement contemporain du running.

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Autour des grands lacs du bois de Boulogne et dans les sentiers environnants, tous les jours de la semaine et tous les week-ends, on peut observer deux types de sportifs – on ne dira pas « tribus » puisque ce terme est désormais tabou dans l’ethnologie du monde contemporain –, des coureurs, ou « runners », selon la terminologie à la mode, et des marcheurs, seuls ou en petits groupes, qui se croisent ou se doublent en s’ignorant mutuellement, bien que ces deux locomotions aient tant en commun.

Les jeunes enfants acquièrent en général la marche au cours de la deuxième année de leur vie, ce mouvement permettant le déplacement du corps sur les deux pieds dans une direction déterminée, puis, très rapidement, ils apprennent seuls à courir, mouvement qui se démarque du précédent par sa vélocité et par le fait qu’il comporte une phase de suspension pendant laquelle seul un des deux pieds touche le sol.

Si course et marche revendiquent la même origine et la simplicité de leur technique, elles se différencient immédiatement par leur vocabulaire : en course, on fait des foulées, en marche, des pas.

Au-delà de la différence dans la vitesse de l’exercice, qui reste le marqueur premier, et en dépit d’une évidente proximité dans l’usage que l’on fait de son corps, course et marche sont pratiquées par des publics différents ; elles sont porteuses de valeurs différentes, qu’il s’agisse du rapport au temps, à l’espace, à soi-même et aux autres. En ce sens, il semble bien qu’il existe un esprit de la course et un esprit de la marche.
Vêtements plus modestes

Observons donc sur le théâtre ensoleillé et arboré des lacs du bois de Boulogne ces coureurs et ces marcheurs. Leur apparence les oppose : pour les premiers et les premières, des tenues près du corps, multicolores, hommes et femmes-sandwichs arborant les maillots signés de leurs exploits passés.

Ils et elles sont généralement harnachés des objets de la modernité, écouteurs, instruments branchés et connectés pour mesurer distance, allure, performance, et contrôler les battements du cœur. Ils et elles portent les dernières paires de chaussures de course inventées par les grandes marques, tantôt avec talon renforcé, tantôt avec semelle très plate pour imiter les Tarahumaras, célèbres ­Indiens mexicains qui courent de très longues distances pieds nus.

Les marcheurs, eux, portent des tenues plus chaudes, puisque, leur allure étant plus lente, la sudation vient plus tard qu’en course, des vêtements plus modestes, moins techniques, relevant du bon sens, un anorak si la pluie menace, un sac à dos, une paire de chaussures semi-montantes qui tient la cheville et résiste à la pluie.

Accrochés à leurs longs bâtons, annoncés de loin par le cliquetis, comme la crécelle des lépreux au Moyen Age, ils effectuent un circuit en devisant joyeusement, s’arrêtant pour consulter une carte (et non le GPS de leurs smartphones), sous la conduite d’un coach qui entrecoupe la marche de mouvements d’extension et d’assouplissement.
Institutionnalisation

La course déploie le rare espace public où l’objectif de la parité est atteint, les femmes étant désormais aussi nombreuses que les hommes. L’âge des participants s’étale sur un large spectre depuis la fin de la vingtaine jusqu’à la fin de la soixantaine.

En revanche, les marcheurs aux bâtons sont de façon massive des marcheuses qui semblent avoir franchi l’âge de la retraite. Postures des corps, apparence physique, geste sportif, recrutement sociologique, deux mondes que tout sépare a priori.

L’histoire de ces deux mouvements dont l’ancienneté revient à celui de la course montre cependant que derrière l’opposition coureur-marcheur s’abrite une variété de types et de styles qui parfois les rapprochent.

Le mouvement de la course à pied est né à la fin des années 1960 et, en quelque vingt ans, a conquis la France et la planète. Son esprit initial s’inscrivait dans le courant hippie des Flower children, qui rompaient avec la routine du quotidien, se livraient à une course libre, goûtant un éveil sensoriel au monde, odeurs, couleurs, bruits des foulées au sol, s’affranchissant de la cendrée des stades et des diktats des fédérations sportives.

Victime de son succès, la quinquagénaire qu’est la course à pied se développe aujourd’hui dans un espace assez ­opposé à celui de ses débuts, lorsque les coureurs ont commencé à se mesurer sur des distances de plus en plus longues et à développer un esprit compétitif.
Un million de coureurs en 1995 ; aujourd’hui, quinze fois plus appartiennent désormais à l’ère du running

Loin du bénévolat des petits clubs qui organisaient les premières courses dans les années 1980, la volonté de centaines de milliers de coureurs de se mesurer sur des parcours de plus en plus longs, dont la célèbre distance du marathon, a conduit à l’institutionnalisation des courses qui deviennent des produits commerciaux.
Un style de vie

Un million de coureurs en 1995 ; aujourd’hui, quinze fois plus appartiennent désormais à l’ère du running : alors qu’il s’agit toujours de se déplacer avec un pied en l’air durant un des deux temps, ce running incarne l’air individualiste du temps, « se retrouver », « se faire plaisir », « être soi-même ».

La course est devenue un style de vie avec son cortège de paraphernalia technique, face à une offre pléthorique de compétitions, depuis les ultratrails jusqu’aux courses « fun » qui font ramper les coureurs dans la boue ou traverser des douches colorées.

Les runners du bois de Boulogne appartiennent au groupe des coureurs ordinaires, ceux qui s’adonnent régulièrement à leur sport et qui, à un moment ou un autre de leur vie, s’inscrivent à des courses.

Dans l’ensemble, c’est la vélocité qu’ils recherchent, et en cela, ils se distinguent des marcheurs ordinaires, qui, sans revendiquer nécessairement la lenteur, ne cherchent pas à se placer, selon l’expression à la mode, « hors de leur zone de confort ».

Le contact avec la nature, la sociabilité de la conversation lorsque la marche est enclenchée et que les pas se succèdent sans que le cerveau en ait conscience, le plaisir d’un effort physique, même modeste, sont les messages portés par l’activité de la marche qu’on qualifie aujourd’hui de « nordique ».

Son histoire est plus récente que celle de la course, et elle est l’objet d’un nouvel engouement. Elle se serait développée d’abord dans les pays scandinaves et aurait été importée en France à la fin des années 1990, ce que confirment les vendeurs du Vieux Campeur.
Activité hybride

Alors que les premiers coureurs portaient casque et toque à l’image des jockeys, mais n’avaient pas de chevaux, ici ce seraient les skis de fond qui auraient été remisés. Si la marche nordique a le vent en poupe, c’est largement dû à ces bâtons qui ont l’art de transformer une banale promenade en geste sportif.

Ainsi la marche nordique se distingue-t-elle aussi de la course par la mise en œuvre du buste et des bras, qui doivent être tendus. Si les coureurs sont invités à pomper sur leurs bras pour accélérer leur locomotion, ils doivent aussi maintenir leur torse bien droit pour permettre aux poumons de développer leur pleine capacité, et ce sont les jambes qui fournissent l’impulsion ; les marcheurs poussent sur les bâtons, mobilisant davantage le haut du corps, qui se trouve propulsé vers l’avant. Jambiers contre brassières : l’allure, la posture physique sont totalement différentes.

Paradoxalement, la marche nordique, et plus encore ses cousins, la randonnée ou le trekking, ont fait leur le credo des Flower children qui couraient dans les espaces de nature ; ce sont eux maintenant qui arpentent bois, forêts ou montagnes, alors que les coureurs déferlent sur le bitume des marathons urbains ; ce sont eux qui célèbrent le renouveau d’un lien entre l’homme et la nature.

Qu’un homme politique ait pensé à faire de la marche son slogan montre que cette activité est en résonance avec les valeurs de la société contemporaine.
Le mouvement de la marche semble devoir déraper, victime comme la course de son succès, et se « sportiviser »

Cependant le mouvement de la marche semble devoir déraper, victime comme la course de son succès, et se « sportiviser ». Contrairement aux années 1980, où les fédérations faisaient tout pour empêcher le développement des courses longues, celles-ci n’ont pas répété la même erreur afin de récupérer ces nouveaux adeptes.
Conversation à bâtons rompus

La marche nordique fait désormais partie de la Fédération française d’athlétisme et, signe de son institutionnalisation, dispose d’une revue trimestrielle, Marche nordique magazine, dont le numéro 1 est sorti en septembre 2014. Elle devient compétitive à son tour en proposant des marathons.

Mais, entre course et marche nordique, voilà que s’insère une activité hybride, la marche rapide. Plus proche de l’esprit de la course, elle impose un tempo élevé (autour de 8 km/h). Il s’agit alors de se concentrer sur son allure afin d’épargner son souffle ; pas question de discuter avec son partenaire comme dans une course à pied tranquille ou une marche nordique.

Contrairement à ces dernières, qui s’exécutent sans y penser, en marche rapide, c’est la volonté de pousser toujours plus loin son corps, de tenir sa jambe tendue qui prime. Nouveau venu, qui attire un public plus jeune, c’est le sport « tendance » qui prend sa place dans l’éventail des sports athlétiques. Et un marcheur rapide peut parfaitement dépasser un coureur ordinaire lent.

Telle la marche à raquettes qui apparaît comme un succédané du ski pour ceux qui redoutent la déchirure des ligaments croisés, la marche nordique serait-elle l’exutoire des blessés de la course ? La marche rapide balayera-t-elle la course à pied ?

Rien ne peut remplacer le rituel du petit galop dominical entre copains et copines, ce que le terme « jogging » rend bien, qui associe à un effort vite récompensé par les endomorphines le plaisir d’une conversation à bâtons rompus. Par tous les temps, en tous lieux, cette course développe l’estime de soi et le sentiment qu’en faisant du bien à son corps, c’est aussi à la société qu’on le fait.


Frédéric Gros a écrit:
Philosophe, professeur de pensée politique à l’Institut d’études politiques de Paris, Frédéric Gros élabore une œuvre politique, éthique et esthétique dans le sillage de Michel Foucault, qu’il a édité dans « La Pléiade ». Egalement romancier (Possédées, Albin Michel, 2016), il est l’auteur d’un livre remarqué de réflexions et de méditations philosophiques sur la marche, Marcher, une philosophie (Paris, Carnets Nord, 2008, et Flammarion, 2011) et publiera, le 1er septembre, Désobéir, chez Albin Michel.
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En marche !, le mouvement du président Emmanuel Macron, n’est-il qu’une formule destinée à mobiliser les électeurs (type Debout la France, de Nicolas Dupont-Aignan) ou bien le recours au vocabulaire à la fois martial et pédestre a-t-il une autre signification ?

Il y a évidemment dans « En marche ! », comme d’ailleurs dans « Debout la France », cet appel à la mobilisation que vous évoquez. Il s’agit de faire entendre, dans un slogan qui claque, un dynamisme, de susciter des énergies, de forcer à l’éveil les forces assoupies ou soumises.

Rimbaud avait eu, dans un autre contexte, une autre formule, bien plus poétique : « En avant, route ! », pour exprimer l’enthousiasme des départs, le saut ivre vers l’inconnu des chemins de traverse.

Dans le « En marche ! » d’Emmanuel Macron, on doit évidemment supposer moins de fraîcheur ou de détermination naïve. Le point d’exclamation est immédiatement conquérant : il s’agit de marcher sur, de marcher contre, comme dans le « Marchons, marchons » de La Marseillaise. C’est une marche vers et pour le pouvoir.

En même temps, « En marche ! » laisse entendre moins d’urgence que « Debout la France », qui évoque davantage un sursaut. « En marche ! » retient de la métaphore pédestre l’élément de résolution calme : on se met « en marche », après une pause réparatrice, une réflexion aboutie, et surtout quand le moment est venu, le « bon » moment, le moment opportun.

La marche du Louvre de M. Macron n’est-elle qu’un fade et égotique remake de celle de François Mitterrand au Panthéon, avec culte de la personnalité et « Hymne à la joie », ou une façon de remettre en scène la monarchie républicaine et la verticalité du pouvoir ?

Emmanuel Macron choisit clairement une mise en scène qui, sans se surimposer complètement au souvenir de la marche de François Mitterand, fait signe vers elle, ne serait-ce que par un accompagnement musical commun.

Cela dit, la marche d’Emmanuel Macron appuie davantage sur le contraste entre une silhouette isolée mais déterminée, marchant d’un pas égal et sûr, et un cadre somptueux qui l’enveloppe sans l’écraser, jusqu’à apparaître même comme faire-valoir.

Il s’agissait moins, je crois, comme pour la marche au Panthéon, de manifester une allégeance pieuse envers des morts prestigieux, de montrer un recueillement méditatif, que de mettre en scène l’homme marchant fièrement et sans faillir à la rencontre de son destin, s’exposant d’emblée et par avance au jugement de l’Histoire.

Pourquoi cette référence à la marche est-elle une constante en politique, de Mao à Gandhi en passant par Martin Luther King ?

La marche est certainement le mode d’expression populaire par excellence. On l’a oublié un peu sans doute, à l’heure où le marché lucratif des randonnées sensationnelles et autres trecks explose, mais qui va « à pied » témoigne d’abord de sa misère. Qu’on soit prêt à dépenser beaucoup aujourd’hui pour se payer le luxe d’aller sur ses deux jambes constitue en soi tout un symbole.

Cela dit, organiser une marche collective, comme c’est le cas pour toutes les manifestations, c’est d’abord, je crois, mettre en scène l’occupation de l’espace public par son premier propriétaire légitime et naturel : le peuple.

Gandhi, avec sa « marche du sel » – il parcourt près de 400 kilomètres à pied accompagné de disciples et… de journalistes !, traversant les villages et appelant silencieusement à la désobéissance pacifique –, illustre une autre dimension, un autre style.

Marcher longuement, lentement, résolument, pendant des jours, des mois, c’est faire preuve d’une forme précise de courage : cette endurance, qui n’est pas de l’ardeur explosive, mais une manière de tenir bon sur la durée. C’est faire preuve aussi de dignité : celui qui marche se tient debout et avance. La marche symbolise une humilité qui n’est jamais humiliante.
Oganiser une marche collective, c’est d’abord mettre en scène l’occupation de l’espace public par son premier propriétaire légitime et naturel : le peuple

D’autres grandes marches politiques du XXe siècle s’organisent davantage comme des pièces tactiques dans une stratégie générale : la « longue marche » de Mao, qui constitue une diversion et transforme un mouvement de retraite en affirmation victorieuse ; la « marche sur Rome » des faisceaux italiens de Mussolini, qui a représenté un moyen de pression formidable sur un gouvernement hébété, affaibli, divisé.

Il faut bien comprendre que ces grandes marches politiques ont des styles irréductibles, mais surtout qu’elles sont ­traversées par une ambiguïté indépassable : elles peuvent insister sur l’aspect martial, conquérant, agressif, ou au contraire sur un pacifisme irréductible.

De la « marche des Beurs » à la « marche pour les sciences », en passant par des initiatives individuelles, comme celle de Jean Lassalle, quelles sont les marches qui ont gardé une importance singulière dans la France d’aujourd’hui ?

La France retient dans son histoire, c’est vrai, un certain nombre de marches spectaculaires. La « marche des Beurs » de 1983 (« pour l’égalité et contre le racisme ») s’est construite comme un appel vibrant, une prise de conscience progressive, une interpellation au plus proche des gens rencontrés. La marche met en scène, en effet, la proximité : celui qui marche est à hauteur de son semblable.

La « marche pour les sciences », organisée le Jour de la Terre (22 avril), témoigne encore d’autre chose : notre condition terrestre, notre finitude corporelle, notre appartenance au vivant. Elle illustre la constitution d’une communauté politique nouvelle, inédite, sensible, irréductible aux communautés nationales classiques : celle des habitants de la Terre.

De manière plus personnalisée, cette fois, un certain nombre de marches « individuelles » ont scandé notre actualité : celle de Jean Lassalle, où il s’agissait précisément de rencontrer les Français au plus près de leurs préoccupations, sans superficialité, en prenant le temps de voir et de comprendre.

Mais on peut penser aussi à celle de Jérôme Kerviel, qui met en scène un pèlerinage inversé puisque Rome constitue son point de départ, et où la dimension de transformation spirituelle, d’ascèse, est constituée en contrepoint de l’existence du tradeur. La marche comme mise en scène de la rupture avec « la vie d’avant ».

Y a-t-il quelque chose d’éthique, voire de politique dans le fait de marcher sur les chemins balisés des GR français ou les sentiers de traverse ? N’est-ce qu’une façon de faire l’expérience de sa propre liberté, ou aussi une forme de résistance au monde de la vitesse et de la rentabilité ?

La pratique de la grande randonnée ou des promenades interminables ne constitue pas en soi un acte de résistance politique. Cela dit, elle est traversée par des vecteurs éthiques qui peuvent se retrouver au cœur de l’action politique dans ce qu’elle a de plus authentique.

Je pense d’abord évidemment, et votre question même le suggère, à la résistance aux valeurs contemporaines de vitesse, et même à l’impératif de connectivité indéfinie. Marcher, c’est faire le choix de la lenteur, c’est se promettre des plaisirs simples et gratuits (beauté des paysages, ivresse des passages de col, douceur des sentiers forestiers) ou même des fatigues apaisantes, à l’opposé de l’énervement citadin.

C’est se donner l’occasion, dans la monotonie immense des pas répétés, de redécouvrir un mode privilégié de présence à soi, aux autres, au monde sensible, de s’arracher finalement à l’absorption par les écrans et les connexions.

Rien de tout cela n’est proprement politique, si par « politique » on entend simplement la gestion-transformation des affaires publiques. Mais la marche porte avec elle, comme l’atteste encore une fois l’exemple des pèlerinages, un espoir, une volonté de bouleversement intérieur, de conversion intime ; or la politique engage la transformation du monde à partir d’une transformation de soi.

Vous publiez à la rentrée, chez Albin Michel, un essai intitulé « Désobéir ». Quel lien construisez-vous entre la désobéissance et la marche à pied ?

De manière factuelle, je note déjà que le philosophe américain Henry David Thoreau est l’auteur à la fois du premier essai se donnant comme objet explicite de réflexion la marche à pied (Walking, 1862) et du premier grand texte consacré à la désobéissance civile – même si Thoreau n’a jamais employé cette expression ; le titre a été donné de manière posthume –, dont la lecture a représenté pour Tolstoï, Gandhi, Luther King un moment de révélation décisif.

Marcher, on l’a déjà dit, c’est résister fortement à la part maudite de la modernité (obsession pathologique de la performance, culte de la vitesse, existences parallèles dans des univers numériques, évitements de la présence), mais c’est aussi se proposer soi-même comme aventure, rompre avec les inerties du présent.

Je reviens pour conclure à Rimbaud (que Verlaine, sidéré par ses capacités de marcheur, appelait « l’homme aux semelles de vent »). Dans une Illumination, précisément intitulée « Démocratie », Rimbaud écrit : « Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »


Ils sont nombreux les écrivains-marcheurs. Pourquoi, et comment, marchent-ils ? Qu’y cherchent-ils, qu’y trouvent-ils pouvant inspirer leur plume ? Dans les récits de voyage de Victor Hugo, le lecteur sent la transpiration des pieds, il mesure l’amplitude des pas, il visualise les paysages contemplés.
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Hugo est sous l’emprise de la « muse pédestre », ce qu’il nomme sa musa pedestris dans ce qui s’avère un manifeste pour la marche et l’imaginaire qu’elle suscite : « Rien n’est charmant, écrit-il dans Le Rhin, publié en 1842, comme cette façon de voyager. A pied ! On s’appartient, on est libre, on est joyeux ; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route. On part, on s’arrête, on repart ; rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. A chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau. O comme s’envole l’imagination ailée, opulente et joyeuse d’un homme à pied ! »
Un autre espace vital

Nul mieux que le philosophe américain Henry David Thoreau n’a dit la nécessité de cette marche. Comme le peintre est sorti de son atelier, l’écrivain, le penseur, doit sortir de son cabinet, de sa bibliothèque. « Pour moi, écrit Thoreau dans De la marche, en 1862, il m’est impossible de me conserver en santé et en bonne humeur si je ne consacre pas au moins quatre heures par jour, et ordinairement davantage, à vagabonder dans les bois, sur les collines et par les champs. Il m’est impossible de rester un jour dans ma chambre sans me rouiller. »

Ce que découvre Thoreau par cette marche journalière, c’est un autre espace vital, qui ne serait plus alors un simple cadre d’existence, géométrique, urbain, utilitaire, mais un immense corps vivant lui transmettant ses énergies élémentaires. Ce qu’il appelle The Wild, le « sauvage », et qui le pousse à vivre autrement, dépendant de ces intenses « infusions de sauvagerie ». « Il y a des intervalles et des silences au bord du chant de la grive sylvestre où j’aimerais émigrer, écrit-il dans De la marche, des solitudes sauvages où nul colon ne s’est installé et auxquelles il me semble que je suis déjà acclimaté. Je ne vois rien de risible dans le fait que la tunique du trappeur fleure l’odeur du rat musqué. C’est là pour moi une odeur plus douce que celle qui s’exhale d’habitude des vêtements du marchand ou de l’homme d’étude. La vie et le sauvage vont ensemble. Ce qui est le plus sauvage est aussi ce qui est le plus vivant. » Alors, la marche laisse son empreinte sur l’étoffe sensible de l’homme. Alors, commence le mouvement introspectif qui plonge le marcheur au plus profond de lui-même, tandis qu’il s’emplit de l’énergie de la nature qu’il parcourt.
Toute méditation est un parcours

Quel est le premier écrivain à avoir fait de la marche à la fois une inspiration, un sujet et la condition même de l’écriture ? Tout écrivain-marcheur s’inspire de fait de la confession de Jean-Jacques Rousseau : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. Tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. » En 1762, Jean-Jacques Rousseau, chassé de France, s’installe à Môtiers au cœur du Val-de-Travers, près de Neufchâtel, principauté du Jura suisse, et la marche devient sa grande affaire. Lui qui avoue « n’être plus qu’une machine ambulante », lui qui reconnaît sa « manie pédestre », se lance dans de ­longues, nombreuses, harassantes marches dans les montagnes. Et si Rousseau « invente » la marche comme écriture, c’est non seulement parce que ses textes ont été préalablement mis à l’épreuve de ses pieds, mais encore parce qu’ils sont animés par l’ambition d’être lus comme tels ; il fait partager à ses lecteurs les itinéraires, la topographie de ses marches, autant que les impressions et les pensées nées de ses randonnées. Voici la meilleure invitation à la pensée. La marche lui permet un isolement dans la nature, hors du social, qui lance la réflexion intérieure sur le mode de la rêverie du promeneur solitaire ; elle est également la condition du regard clairvoyant posé sur le monde.
« Rien n’est charmant comme cette façon de voyager. à pied ! On s’appartient, on est libre, on est joyeux ; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route »

Friedrich Nietzsche porte sans doute cette espèce du libre-penseur-marcheur à son point d’aboutissement. Car pour lui, la marche est survie, survie de son corps, perclus de terribles souffrances, survie de la pensée, irriguée par l’énergie de la promenade. La marche est pour le philosophe l’élément même de l’inventivité créatrice. A partir de 35 ans, il mène une existence de nomade, à la recherche de la fraîcheur, l’été, dans les montagnes suisses d’Engadine, réfugié dans une cabane à Sils-Maria, et de la chaleur, l’hiver, dans les villes du sud méditerranéen, Nice ou Gênes. Il sort le jour pour de longues promenades, parfois extatiques, toujours épuisantes, pendant lesquelles il remplit des cahiers de notes, qu’il recopie le soir au calme revenu. En 1885, le héros philosophe qu’il crée à son image, Zarathoustra, vit, marche et, donc, pense comme lui.

Le rapprochement entre la marche et la pensée réside dans la nature même des mots et des expressions consacrées : ne parle-t-on pas du « cheminement d’une pensée », des « chemins de la connaissance ». En ce cas, toute méditation est un parcours. Ce sont ces chemins que suit Jacques Lacarrière lorsqu’il marche à travers la France, en diagonale, d’août à décembre 1971, des Vosges aux Corbières, par les sentiers et les petites routes. De cette expérience pédestre, il tire une écriture, Chemin faisant, récit paru en 1974 chez Fayard. « Ce livre, dit-il, n’est pas un livre sur la marche, encore moins un guide des sentiers pédestres mais la chronique au jour le jour d’une expérience et d’une initiation de quelques mois à une vie vagabonde à travers les paysages de la France. Une façon aussi de m’éprouver en affrontant chaque jour des épreuves différentes. Le but de cette longue marche fut avant tout le désir de me muer – le temps d’une saison – en véritable errant, afin de retrouver mon corps, de renaître à la nature, aux herbes et aux paysages, et par là pouvoir penser et écrire. » La marche est, pour l’écrivain qui en retranscrit l’expérience, au centre d’un système de connaissances : un accès à la sagesse, la voie vers un art de vivre et un autre espace-temps, l’initiation à une technique d’existence, autant d’engagements à comprendre le monde extérieur et intérieur.
Pas et plume mêlés

Ce que l’écrivain gagne à marcher, c’est aussi un regard. Julien Gracq, dans ses Carnets du grand chemin, publiés en 1992 (José Corti Editions), le définit étrangement – mais justement – comme le « regard de l’écureuil ». Soit une forme de présence à hauteur d’arbre, une scrutation du chemin depuis les branches où, tout à la fois, l’animal voit de près et de loin. Ces impressions de marche, ces contemplations de paysages, ces lectures d’écrivains et de poètes voyageurs, croisées, composent une éthique de la vision du monde. Le marcheur-poète, l’écrivain inspiré par la muse pédestre, devient une figure aussi bien littéraire que randonneuse, dont les visions comme les trouvailles verbales sont inspirées par le mouvement ambulatoire.

La déambulation pédestre implique donc une écriture. On pense en marchant ; marcher fait penser puis, parfois, écrire, notamment sur… la marche. Ce cercle peut donner sa structure, sa forme même à l’écriture, autant que son sujet, lui offrant un tempo, une texture, une direction. La marche n’est pas seulement une incitation au récit, au partage de l’aventure avec l’autre, mais elle peut être comprise, par certains auteurs, comme une scansion du corps indispensable au rythme de la narration. Comme le confie le poète pédestre suisse Pierre-Laurent Ellenberger, dans Le Marcheur illimité (L’Aire, 1998) : « Je dois écrire en imitant la marche. Lancer la phrase en avant sachant qu’elle va retomber, puis la relever, plus légère, et la reposer à nouveau. Elle finira par me conduire quelque part. Si ce n’est pas là où je pensais, je repartirai, changeant de rythme, de paysage intérieur et de mémoire. Grappillant des mots au passage, j’en ferai matière à brûler les broussailles de mon sentier, à ouvrir une voie vers l’avant. Vers où ? C’est sans importance. »

Ce mouvement est, indissociablement, celui des pas et celui de la plume, mêlés. L’écriture est la mémoire du chemin, de ces événements innombrables qu’a vus et ressentis le marcheur, comme une provision d’images et de sensations. Mais elle est également la transsubstantiation du corps marchant en traces matérielles d’écriture, en signes narratifs aussi pédestres que poétiques ou romanesques, en musicalité du récit intime. « Ce qu’il faut, conclut Nicolas Bouvier, le plus sensible des écrivains-marcheurs, c’est lentement articuler les jointures pour trouver le mouvement interne d’une écriture. »

Livres : Victor Hugo, « Le Rhin » (1842) ; Henry David Thoreau, « De la marche », (1862) ; Jean-Jacques Rousseau, « Les Confessions, livre quatrième » (1782) ; Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra » (1885) ; Jacques Lacarrière, « Chemin faisant » (Fayard, 1974) ;Julien Gracq, « Carnets du grand chemin » (José Corti Editions, 1992) ; Pierre-Laurent Ellenberger « Le Marcheur illimité », (L’Aire, 1998) ; Nicolas Bouvier, « Routes et déroutes » (Editions Metropolis, 1997)


David Le Breton a écrit:
Marcher c’est avoir les pieds sur terre au sens physique et moral du terme, c’est-à-dire être de plain-pied dans son existence. Le chemin parcouru rétablit un centre de gravité dont le manque nourrissait le sentiment d’être en porte-à-faux avec son existence. Une manière de progresser soudain à pas de géant dans l’affrontement des difficultés personnelles en usant les tristesses ou la maladie.

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Les premières heures d’une marche amènent à un allégement des soucis, à une libération de la pensée moins encline à la rumination et plus sollicitée par une ­recherche de solution du fait de l’ouverture à l’espace qui semble élargir le regard sur les choses. Plus on pense à sa douleur, plus on a mal, de même plus on pense à ses soucis plus ils semblent insolubles.

La marche est une relance, un refuge intérieur pour se reconstruire, une échappée belle loin des routines de pensée ou d’existence, même de celles de l’inquiétude, ou du sentiment de passer à côté de sa vie.

En mettant le corps et les sens au centre de l’expérience sur un mode actif, elle rétablit l’homme dans une existence qui lui échappe souvent dans les conditions sociales et culturelles qui sont aujourd’hui les nôtres. La pensée elle-même retrouve son mouvement. Le retour au corps à travers un effort à la mesure de chacun amène à se sentir passionnément vivant.
La marche est une relance, un refuge intérieur pour se reconstruire, une échappée belle loin des routines de pensée ou d’existence

Robert Burton, dans son livre L’Anatomie de la mélancolie, publié en 1621, voit, dans le goût des paysages, « un usage modéré et opportun de l’exercice à la fois du corps et de l’esprit », un « excellent moyen de guérir de cette maladie » ou de s’en préserver.

Rompre avec le temps circulaire de la rumination est une sauvegarde. Ce n’est pas la vie qui est devant soi mais la signification que nous lui prêtons, les valeurs que nous mettons en elle. Sortir de l’impasse impose à la force intérieure d’ouvrir une fenêtre dans ce mur, c’est-à-dire de jeter une allée de sens, de se fabriquer une raison d’être, une exaltation, provisoire ou durable, renouveler le sentiment d’existence.

Ces ressources propres à la marche sont souvent utilisées par le travail social comme une activité de médiation proposée aux jeunes en souffrance. Par exemple, en alternative à la prison ou pour les éloigner de leur désarroi intérieur, l’association Seuil leur propose une longue marche de 2 000 kilomètres. Le mal de vivre adolescent, la délinquance et les autres conduites à risque ne sont pas une fatalité, ils n’augurent en rien une voie toute tracée.

Certes, la marche ne bénéficie guère de valorisation pour les jeunes générations, avec son éloge de la lenteur, du silence, de la ­contemplation, etc. En revanche, elle a l’attrait d’une tâche impossible. Le défi devient acceptable quand le jeune apprend qu’une poignée d’autres ont réussi.

Une telle entreprise est aussi une aventure, un accomplissement physique, un dépaysement susceptible de l’attirer. S’il accepte, il relance le temps vers l’inattendu et redevient apte à se projeter dans la durée pour réfléchir à une formation ou chercher un emploi. Il commence un travail intérieur sur la personne qu’il sera peut-être au terme de l’épreuve.
Source de sacré, de ressourcement

La marche est une rupture de la sédentarité qui imprègne ces jeunes pour remettre leur corps en mouvement, les amener de nouveau à la sensorialité heureuse du monde, aux émotions, à l’effort. Elle favorise l’esprit d’indépendance, la prise d’initiative, la curiosité, la confiance en l’autre, la solidarité, l’estime de soi.

Elle vient mettre un terme aux échecs qui émaillent leur existence. L’un d’eux dit combien il est revenu différent du voyage : « Quand je suis parti, j’étais un blaireau. Depuis que je suis revenu je suis un héros. » Un tel périple n’est pas donné à tout le monde, il marque une existence tout entière. Simultanément, le jeune vit une expérience de retrouvailles avec le lien social.

Se défaire de soi, des images qui collent à la peau, est pour lui une chance, la découverte qu’un autre monde est possible et qu’il n’est nullement voué à la fatalité. Sur les routes, face à des interlocuteurs qui lui font confiance d’emblée, ignorent les étiquettes qui induisent ses comportements, il a la possibilité de se remettre au monde, de faire table rase des entraves renvoyées en permanence par le regard des autres qui lui faisaient une réputation.

La marche est souvent guérison, sa puissance réorganisatrice n’a pas d’âge. Elle procure la distance physique et morale propice au retour sur soi, la disponibilité aux événements, le changement de milieu et d’interlocuteurs, et donc l’éloignement des ­routines personnelles, et elle ouvre à un emploi du temps inédit, à des rencontres, selon la volonté de chance du marcheur…

Détour nécessaire pour se rassembler, elle apaise les tensions, elle est propice à prendre enfin une décision qui se dérobait et retrouver le goût de vivre, la saveur du monde.

On connaît le succès des chemins de Compostelle, bien loin pourtant des ­références directement religieuses. Source de sacré, de ressourcement, la marche ­réenchante le monde. En découvrant l’environnement à pas et à hauteur d’homme, elle est aussi une manière de retrouver son centre de gravité. Exercice à plein temps de la curiosité, elle implique un état d’esprit, une humilité heureuse. Elle rétablit une échelle de valeurs que nos routines tendent à faire oublier. Le marcheur est nu dans son environnement ­contrairement à l’automobiliste, il se sent davantage responsable de ses actes et oublie difficilement son humanité élémentaire.
Rétablissement de soi

La marche s’inscrit dans un espace imprégné d’histoire, de social et de culturel, mais elle est surtout tellurique. Elle sollicite en l’homme le sentiment du sacré. Emerveillement de sentir l’odeur des pins sous le ­soleil, de voir la ligne sinueuse d’un ruisseau à travers champs, un étang avec son eau limpide au milieu de la forêt, un renard traverser le sentier ou un grand oiseau peupler le ciel de l’énigme de son passage.

Pour la plupart, elle est la confirmation de leur goût de vivre, un moment d’intensité d’être. Les lieux possèdent parfois un don de guérison ou de rétablissement de soi. La marche procure un éloignement des ­anciennes familiarités, une disponibilité à l’instant, elle plonge dans un état diffus de méditation, sollicite une pleine sensorialité.

Si la souffrance a présidé au départ, elle se dilue au fil des pas. Remise en ordre du chaos intérieur, la marche n’élimine pas la source de la tension, mais elle la met à distance, favorise les solutions. Elle éloigne d’une histoire trop figée en remettant justement l’existence en mouvement. Elle est un remède à la mélancolie et au sentiment d’être à l’écart du monde, elle est un sas pour disparaître de soi.

Pour une durée plus ou moins longue, le marcheur change son existence et son rapport aux autres et au monde, il est un inconnu sur la route ou les sentiers. En congé de son histoire, il laisse derrière lui son état civil, son histoire, ses soucis, ses responsabilités sociales, familiales ou professionnelles et il s’abandonne aux sollicitations prodiguées par le chemin. Cette suspension des contraintes d’identité, cette échappée belle hors de toute familiarité rendent propice la métamorphose personnelle.

Ni la durée d’une marche ni son cadre ne sont la condition de sa puissance de transformation intérieure, elle dépend surtout de ce que l’individu fait de ce temps de disponibilité, d’ouverture. Le monde est dans les yeux de celui qui le regarde. Le maître et le moine cheminent dans la montagne et le maître demande : « Sens-tu l’odeur du laurier ? » « Oui », dit le moine. « Dans ce cas, je n’ai plus rien à t’apprendre », dit le maître.
Incise lumineuse

Baigné de l’hospitalité qui semble porter ses pas, le marcheur éprouve une reconnaissance infinie, il se sent à sa juste place à l’intérieur d’un monde dont il sent combien il le dépasse mais l’accueille. Sentiment plein d’exister rehaussé par l’autorité qui se dégage des lieux. Vivre possède enfin une évidence lumineuse.

Des malades touchés par le cancer ou d’autres affections graves effectuent des marches en solitaire ou en groupe dans une sorte de prière aux éléments pour leur guérison. La douleur du deuil, de la séparation perdent leur acuité sous l’immensité du ciel ou du paysage. En apprenant la mort de Fernando Pessoa, Miguel Torga ferme son cabinet de médecin et s’enfonce dans les montagnes. « Avec les sapins et les rochers, je suis allé pleurer la mort du plus grand de nos poètes d’aujourd’hui. »

Au fil de la progression, même si quelque chose s’est arrêté, le monde se remet en marche. Le mouvement inlassable des pas traduit l’impossibilité de rester en place, écrasé par la peine, arraché à soi-même. L’intériorité, la lenteur, la suspension du monde environnant sont propices à ce ­cheminement, à ces remémorations.

Après la mort d’un ami, Charles Péguy marche à travers la Beauce, noyé « dans l’océan de notre immense peine ». Sa marche est une prière qui le mène à la cathédrale de Chartres. Bien des dépressions ou des amertumes se dissolvent sur les routes. Marcher c’est retrouver son chemin.

Comme tout homme, le marcheur ne se suffit pas à lui-même, il cherche sur les sentiers ce qui lui manque. Nous avons toujours le sentiment qu’au bout du chemin quelque chose nous attend et qui n’était destiné qu’à nous. Une révélation est non loin de là, à quelques heures de marche, ­au-delà des collines ou de la forêt, un secret est dans l’imminence de venir à jour.

Certaines routes laissent dans la mémoire une ­incise lumineuse. Tout chemin est d’abord enfoui en soi avant de se décliner sous les pas, il mène à soi avant de mener à une destination particulière. Et parfois, il ouvre enfin la porte étroite qui aboutit à la transformation heureuse de soi. Le monde est immense au-delà des murs de nos habitations, et il n’attend que nous.

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Dernière édition par Karibou le 03 Sep 2017 20:59, édité 3 fois.

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Bon bah si Karibou s'en occupe.

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Merci infiniment.

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Sarah Marquis a écrit:
Après quoi marche-t-elle ? Vingt-trois ans que Sarah Marquis parcourt le monde à pied, en solitaire. En 2014, cette Suisse de 45 ans était nommée « aventurier de l’année » par le magazine National Geographic. Un titre mérité, au vu des défis toujours plus intenses que se lance la jeune femme. Après une expédition dans la cordillère des Andes en 2006, Sarah Marquis a marché pendant trois ans, de la Sibérie à L’Australie. Mille jours, 1 000 nuits, 20 000 km et un livre, Sauvage par nature (Pocket, 2015). En 2016, cette marcheuse de l’extrême partait à l’assaut de la côte ouest australienne, sauvage et peu explorée. Trois mois en tête-à-tête avec la nature, en mode survie, s’inspirant des techniques ancestrales des Aborigènes pour se nourrir.
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Dans « Instincts », vous racontez votre dernière aventure, seule à pied pendant trois mois dans l’Ouest australien. En 2013, votre épopée de trois ans débutée en Sibérie s’achevait aussi en Australie. Quel lien entretenez-vous avec l’île-continent ?

C’est ma terre d’adoption ! J’ai découvert ce pays il y a vingt ans. En 2002-2003, j’y ai parcouru 14 000 km en dix-sept mois. La grandeur du bush, les sons, les odeurs d’eucalyptus, les perroquets… Ici, tout me parle. Quand je touche cette terre, je me sens à la maison. Beaucoup plus qu’entre les sapins suisses ! C’est aussi en Australie que j’ai rencontré un chien, D’Joe, auquel je me suis terriblement attachée, qui m’a suivi ensuite dans toutes mes expéditions.

Pourquoi avoir choisi un mode de marchesi extrême ?

Par curiosité. La marche se vit pour moi en mode aventure. Je suis persuadée que l’homme a des capacités mille fois supérieures à celles qu’il utilise. En termes de force physique comme mentale. Ce n’est pas quelque chose qu’on enseigne, on nous inculque même l’inverse. Pour moi, l’esprit et le corps n’ont pas de limites. Il n’y a aucune barrière, je l’expérimente chaque jour en marchant. On développe une autre conscience, et on franchit des niveaux, un peu comme dans un jeu vidéo.

Le corps n’a pas de limites, mais il souffre, en marchant…

La souffrance, c’est d’abord une peur. La peur d’avoir mal. Puis on se rend compte que lorsque la douleur arrive, le corps, comme l’esprit, savent la gérer. Notre société nous fait vivre dans une bulle, veut nous préserver de tout, « assurer » notre corps pour qu’il ne lui arrive rien. Le courage n’est pas une valeur reconnue, c’est dommage. En marchant, on apprend à accepter la douleur, on se découvre courageux.

La douleur fait-elle partie du voyage en permanence ?

Chaque début d’expédition est une réelle souffrance. Pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, tout n’est que douleur et sueur. Puis un jour, je me réveille, et je ne sens plus mon corps. Ce phénomène arrive à chacune de mes marches. C’est comme si je ne m’appartenais plus, que je faisais partie d’un « tout ». Comme si mon corps devenait aussi léger que le sable, le vent… Tous les marcheurs vivent cette expérience. Evidemment, dès que l’on est conscient de cet état, l’effet prend fin. Comme si le corps se mettait en mode instinctif.

Dans cet état quasi animal, quel lien développez-vous avec votre environnement ?

Communiquer avec la nature, c’est surtout ce qui me permet de rester en vie ! Je pars du principe que rien n’y est hostile, ni les animaux ni les éléments, et qu’il y a forcément un moyen d’entrer en lien avec elle. Le problème, c’est qu’ici, dans nos vies urbaines, notre disque dur est surchargé d’informations. Pour me reconnecter à la nature, je dois passer par des séances de « nettoyage ». Il me faut du temps, à chaque fois, pour retrouver le lien. Un état auquel j’arrive uniquement grâce à la marche.

Vous dites percevoir et recevoir l’énergie de la nature…

C’est certes difficilement mesurable scientifiquement, quasi mystique, je vous l’accorde, mais l’homme a la capacité de se recharger en énergie auprès de la nature, comme on branche son smartphone à une prise électrique. Au Japon, on organise bien des marches au cœur des forêts de bambous pour se régénérer.
« Notre système sensoriel, olfactif, tactile, est conçu pour être optimal de 3 à 6 km/h »

Si mes expéditions n’avaient qu’un but, ce serait celui-ci : montrer que le lien avec la nature est le seul moyen pour l’être humain de sauver sa peau. J’ai passé la moitié de ma vie à traverser les forêts, les déserts, les steppes, et j’ai développé cette capacité à m’y ressourcer, au bout d’une vingtaine de minutes de marche. Après tout, il s’agit simplement de retrouver la condition originelle de l’être humain : mettre un pied devant l’autre, au cœur de l’immensité de la nature.

La lenteur fait-elle partie de ce processus ?

Oui, car la vitesse naturelle de l’homme, c’est la marche. Celle par laquelle il s’épanouit. Notre système sensoriel, olfactif, tactile, est conçu pour être optimal de 3 à 6 km/h. Lorsqu’on se laisse porter, par une voiture, un métro, on passe à côté des choses. Car il y a un décalage entre notre enveloppe et la vitesse à laquelle on vit. Alors oui, évidemment, ralentir est nécessaire.

La marche permet-elle aussi un cheminement intérieur ?

Bien sûr. La magie de la marche, c’est la corrélation de deux choses : une nature parfois hostile, qu’il faut apprivoiser, et qui permet de se découvrir de l’intérieur. L’individu ne se connaît pas. Il n’existe que dans un conditionnement socioculturel, par rapport au groupe. En marchant, on apprend beaucoup sur soi, on touche à son unicité.C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi de marcher en solitaire ; il faut être seule pour atteindre cette forme d’harmonie.

Vos expéditions n’ont donc pas pour objectif d’aller à la rencontre de l’autre…

Non, j’aime être seule. Les rencontres, je les subis plutôt que je ne les cherche. Ce qui n’empêche pas les belles surprises. Comme cette femme qui vivait isolée au milieu d’une forêt américaine, ce cavalier mongol qui m’a sauvé d’une meute de chiens prête à me dévorer. Ce sont des moments de grande simplicité.

Dans « Sauvage par nature », votre rencontre avec un nomade en Mongolie est un moment étrange et intense…

Quand on rencontre un autre être humain après avoir marché seule dans des grands espaces, au milieu de nulle part, c’est comme tomber sur un extraterrestre. On ne parle pas la même langue, on sort du mode de communication classique. On utilise la perception, les sens, le regard… Je me souviens en effet de cet homme croisé en Mongolie, que j’ai vu arriver sur son cheval, dans un beau manteau traditionnel vert. Je cherchais une source. Il m’a dessiné une carte au sol, dans la poussière. Notre échange a été très « animal », sommaire, mais c’était une belle rencontre. Nous nous sommes compris… et j’ai trouvé l’eau !

Etre une femme seule complique-t-il vos expéditions ?

Pas simple d’être une femme aventurière. Mais je pars toujours sans appréhension. Si j’ai su survivre face aux crocodiles et aux grizzlis, je saurai le faire face à quelques hommes malintentionnés. C’est un état d’esprit : je ne me présente pas comme une « proie », je me sens plutôt tigresse. L’attitude corporelle joue beaucoup. Le regard, la voix, les pieds bien ancrés dans le sol, la position des mains, la distance que l’on met avec l’autre. Il faut être une « tueuse », et, comme un animal, défendre son territoire. Là encore, c’est très instinctif. Il m’est tout de même arrivé d’avoir très peur ; au Laos, dans la jungle, je me suis fait attaquer par des trafiquants de drogue, armés de mitraillettes. J’ai fini par m’en sortir, mais ce jour-là, je me suis dit que la fin était venue. D’ailleurs, je n’ai pas peur de la mort, c’est une réalité très claire dans ma tête. Elle fait partie de mon quotidien.

Avez-vous déjà eu peur de mourir de faim ?

Avec le temps, j’ai cru que la faim m’était familière. Puis il y a eu cette dernière expédition en Australie, pendant laquelle j’ai ressenti la faim comme jamais, pendant trois mois. La faim est comme un monstre à l’intérieur de soi qui ne vous laisse ni dormir, ni penser. Mais le corps réagit de manière étrange. Au bout de douze jours, sans aucun apport de sucre, le cerveau passe dans un état d’hypersensibilité. J’avais alors une force incroyable, douze heures par jour. Puis, au bout du 23e jour, tout a lâché. L’énergie s’était enfuie. Pour oublier la sensation de faim, je m’astreins à une heure d’écriture quotidienne. Dans une sorte de journal de bord, je note tout, le lieu, la date, mes impressions brutes, mes sensations.

Avez-vous d’autres habitudes pour rythmer vos journées ?

J’ai mis en place un petit rituel autour du thé. Quand je sens la fatigue, ou que l’environnement est hostile, j’arrête tout. Et je me concentre sur des gestes familiers : sortir le réchaud, mettre de l’eau à bouillir… Une manière de s’extirper de la réalité.

Comment se passe le retour, après s’être quasiment coupée du monde pendant des mois, voire des années ?

Rentrer est difficile. Je vis pourtant dans un petit village suisse, près d’un lac ; une petite bulle où il n’y a aucun bruit, où je n’écoute jamais de musique. Mais après avoir vécu en telle harmonie avec la nature, le choc est grand. Je ne supporte plus d’être dans un espace clos, je suis incapable d’être au milieu d’une foule, dans le métro, dans un concert. J’ai le sentiment de devoir remettre ma carapace. Alors que quand je marche, je suis nue, sans protection.


T'as écouté le podcast Le tchip alors ?

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Répondre en citant le message  MessagePosté: 03 Sep 2017 21:44 
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Pas encore. Un peu sceptique. Mais je vas tenter.

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Répondre en citant le message  MessagePosté: 01 Oct 2017 09:30 
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Kékun abonné au Point svp ?

http://www.lepoint.fr/editos-du-point/s ... or=CS1-32-[Echobox]

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Puis-je me permettre M.Mo' svp ? :oops:
http://www.lepoint.fr/justice/corse-un-repenti-de-la-brise-de-mer-raconte-30-09-2017-2160989_2386.php

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