Christian Gourcuff : « Il faudra bien que le foot revienne à une économie réelle »Football et coronavirus 4/6. L’entraîneur du FC Nantes estime que la crise sanitaire montre les limites d’un football vivant à crédit et malade de la spéculation, notamment en France.Propos recueillis par Alexandre Pedro Publié aujourd’hui à 12h00 sur
http://www.lemonde.frLes crises sont propices aux remises en question. Celle qu’a provoquée la pandémie due au coronavirus bouleverse l’économie dans son ensemble. Le football, industrie à part entière, n’y échappe pas. Alors qu’il est à l’arrêt, le modèle sur lequel il est bâti depuis des années est malmené. Le Monde a décidé d’interroger certains de ses acteurs sur la gestion de la crise actuelle, ce qu’elle révèle, la façon d’en sortir et, peut-être, les changements à apporter. A 65 ans, dont trente-huit années passées sur les bancs de touche, Christian Gourcuff, entraîneur du FC Nantes, pose un regard critique – et donc assez rare – sur les dérives du marché du football qu’il lie à ceux du capitalisme actuel.
]Dans un entretien à Ouest-France lundi, vous dites que ça ne serait pas un drame « si le football diminuait son train de vie de 50 % ». C’est une parole assez rare dans votre milieu.Si on réduit les salaires de moitié dans le foot, personne ne sera sur la paille. Un joueur moyen de Ligue 1 peut gagner 80 000 euros par mois [94 000 euros brut, selon une récente estimation de L’Equipe]. On a de quoi voir venir. Depuis, un accord entre les clubs et les représentants des joueurs a été trouvé pour acter d’un report de salaire selon les différentes tranches de revenus. C’est bien, mais c’était la moindre des choses je trouve.
Quand vous étiez joueur dans les années 1970, les salaires étaient plutôt ceux de cadres supérieurs.Et encore, je ne sais même pas si c’était le cas. J’ai pensé poursuivre à un moment des études d’ingénieur. A l’époque, je m’y serais bien mieux retrouvé au niveau salaire que dans le foot. Pendant longtemps, à Lorient, c’était mon emploi de prof de maths qui me permettait de vivre. Aujourd’hui, on voit déjà une surenchère sur des joueurs de 16 ans auxquels il faut donner des salaires incroyables si vous voulez qu’il signe pro chez vous à l’issue de leur formation.
Vous tenez ce discours depuis des années, mais vous dites que cette crise montre à quel point le football est lié aux dérives d’une mondialisation débridée. C’est encore plus sensible aujourd’hui ?Oui, je pense que nous vivons dans un modèle économique qui ne peut pas continuer de la sorte. La planète vit à crédit, consomme plus que ses ressources disponibles et le football fait partie de cette logique. Il suit cette dérive de l’économie et fonctionne sur la spéculation. On vit d’emprunts et quand on spécule, on ne gagne pas toujours. Il faudra bien que le foot revienne à une économie réelle. S’il dépensait l’argent qu’il avait, je dirais pourquoi pas. Mais ce n’est pas le cas. On va dans le mur mais on refusait de voir ce mur. Cette crise vient nous le rappeler.
Quand on observe les transferts, beaucoup de clubs ne payent pas et repoussent le paiement sur des reventes futures, sur des droits télé à venir. Certains présidents veulent souscrire à un emprunt pour passer cette crise. On parle donc d’emprunter à nouveau pour des clubs déjà endettés. Et tout ça fait encore le jeu de sociétés financières et des fonds de pension qui prêtent de l’argent à des taux incroyables.
Vous ciblez les fonds de pension ou d’investissement qui détiennent des clubs comme Bordeaux ou Lille ?Quand vous demandez plus d’argent et que vous appelez à la rescousse des fonds d’investissement américains comme à Bordeaux, le foot se détruit lui-même en faisant rentrer des personnes qui accélèrent cette logique spéculative. Quand je vois que Gérard Lopez [propriétaire et président du club du LOSC via une holding britannique contrôlée par des sociétés offshore] est sollicité par les autres présidents pour solliciter des emprunts, c’est très significatif je trouve.
De plus en plus de clubs français basent leur modèle sur le trading des joueurs. On sait que c’est un modèle que vous n’appréciez pas. Pensez-vous qu’il puisse être remis en cause par la crise actuelle ?C’est le marché anglais aussi qui permet ce trading. Si l’Angleterre n’a plus les mêmes moyens après cette crise, toute l’économie du foot français sera modifiée. C’est une évidence. Si vous voulez faire de l’argent, vous vendez en Angleterre. Les droits télé en Premier League sont monumentaux et ont modifié la donne depuis une dizaine d’années. Le discours des présidents français est de dire qu’il faut aussi plus de droits télé. Mais pour en faire quoi ? Former ou acheter un joueur pour le revendre avec une grosse plus-value en Angleterre ? On a vu des wagons de joueurs moyens vendus là-bas pour des sommes faussées. Quinze millions d’euros, c’était devenu un petit transfert.
Avez-vous cette logique à l’œuvre comme entraîneur ?A Rennes, nous avions récupéré gratuitement Adama Diakhaby à Caen où il avait refusé de signer son premier contrat pro. Au bout de trois mois, je commence à l’aligner dans mon équipe. Il marque quelques buts et Monaco le rachète 12 millions d’euros en fin de saison. C’était un joueur intéressant mais pas un phénomène. Là-bas, il joue assez peu mais ce qui n’empêche pas Monaco de le vendre en Angleterre [à Huddersfield Town] pour presque 16 millions la saison suivante. Quand je vois ça, je me dis qu’on est dans un système complètement fou. Monaco réalise une plus-value sur un garçon plus ou moins en situation d’échec. Il ne peut pas y avoir qu’une logique sportive derrière cette surenchère.
Mais vous la comprenez ?Malheureusement, oui. Si vous voulez bien travailler, il faut du temps et vous n’êtes pas sûrs de réussir. En empruntant, en faisant du trading, vous avez besoin de beaucoup moins de temps. Mais on voit qu’on peut réussir avec un autre modèle, l’Ajax l’a prouvé la saison dernière en Ligue des champions grâce à la qualité de sa formation. L’Atalanta Bergame aussi cette année avec un modèle différent. Malheureusement, le succès vous condamne assez vite. Vos meilleurs joueurs sont sollicités et vous ne pouvez pas les retenir comme cela a été le cas de l’Ajax l’été dernier. Mais avec cet argent, ils réinvestissent sur la formation et continue sur la durée avec parfois des hauts grâce à une génération exceptionnelle.
De cette crise actuelle, des changements positifs peuvent-ils surgir selon vous ?Pour l’instant, l’urgence est de gérer la crise sanitaire et le foot peut se permettre de ne pas être dans l’urgence à la différence d’autres activités plus importantes pour la vie du pays. On peut décaler le championnat de trois ou quatre mois, on terminerait la saison plus tard et on pourrait décaler les calendriers sur l’année civile et de jouer en été. Le foot est un sport d’été et c’est plus agréable de jouer en juillet qu’en décembre ou janvier.
La France ne pourrait pas être la seule à le faire ?Il faudrait harmoniser ça au niveau européen, encore que des pays comme la Russie ou la Norvège jouent bien l’été. Il fallait un point de départ pour changer le calendrier et ce virus nous le donne. Mais pour ça, il faut se détacher des considérations économiques.
Depuis bientôt un mois, il n’y a plus de football à la télé en dehors des rediffusions. Pensez-vous que ce manque puisse être une bonne chose finalement ?Je trouve qu’il y a trop de foot à la télé depuis un moment. Quand vous aimez la bonne cuisine, vous ne prenez pas de plaisir si vous vous goinfrez. C’est le cas avec le foot depuis quelques années. On ne regarde même plus les matchs, on zappe sur des bouts de match. J’en regarde encore mais pour des raisons professionnelles, mais ceux que je vois avec plaisir sont plus rares. Quand cette crise sanitaire sera dernière nous, on appréciera peut-être mieux ces plaisirs simples de la vie comme un bon match de foot. Le manque est une bonne chose parfois.