C'est le seul fil consacré à l'Histoire qu'il nous reste dans notre bordel ?
Bref, les vacances, ça permet de lire les bouquins qui trônent sur des étagères depuis quelques mois. Je me permets donc de relayer ici un des ouvrages qui présente incontestablement une avancée majeure dans l'historiographie des massacres des régimes stalinien et nazi en général, de la Shoah en particulier :
D'ailleurs, puisqu'on va encore morfler dans un an avec les commémorations du Débarquement, le bouquin présente l'extrême intérêt de replacer le Second conflit mondial autour de son véritable centre de gravité : le front de l'Est.
Le paradigme spatio-chronologique de Timothy Snyder est assez novateur, même s'il n'est pas exempt de plusieurs critiques. Sans revenir sur celles-ci, je préfère insister sur la nouvelle vision beaucoup plus englobante que nous offre l'auteur sur la barbarie du siècle passé. Surtout, l'ouverture des archives depuis la chute du Mur de Berlin et sa parfaite connaissance des langues de l'Europe orientale concourent à faire de l'oeuvre de Snyder une référence désormais incontournable.
En gros, l'aphorisme qui consistait à réduire l'horreur du XXe siècle comme celle de "l'horreur des camps" est dorénavant dépassé, dans la mesure où le système concentrationnaire ne représente qu'une partie minoritaire des massacres de masse perpétrés entre 1930 et 1945. Pour l'auteur, ces tueries ont eu un cadre spatial déterminé : ces "terres de sang" se trouvent aux confins des empires soviétiques et nazis avec un épicentre se situant en Ukraine et en Pologne orientale. Quelques chiffres : ces tueries sont estimées à 14 millions de victimes. Or, 90% de ceux qui entrèrent au Goulag en sortirent vivants. La plupart de ceux qui entrèrent dans des camps de concentration allemands (par opposition aux camps d'extermination, aux fosses de la mort et aux camps de prisonniers de guerre soviétiques) survécurent également. Le sort des détenus, si horribles qu'aient été leurs conditions de vie, diffère de celui des millions de gens gazés, exécutés ou affamés.
Cette vision de "l'horreur des camps", on la doit à la configuration de la guerre en Europe. A la fin de la guerre, les forces américaines et britanniques libérèrent des camps de concentration comme Belsen et Dachau, mais ils ne libérèrent
aucune des grandes usines de la mort. Les nazis mirent en oeuvre tous leurs grands projets de tuerie sur des terres par la suite occupées par les Soviétiques. C'est par des photographies et des films de camps de concentration allemands que la plupart des Occidentaux devaient se faire une idée des tueries. Or, elles ne donnaient qu'un aperçu de l'histoire des terres de sang. Les forces américano-britanniques n'ayant pas vu les lieux où les Allemands tuèrent, il fallut longtemps pour comprendre les crimes de Hitler.
Sur les 14 millions de
civils et de prisonniers de guerre (pas de combattants ici), plus de la moitié moururent de privations de vivre. Au coeur du XXe siècle, des Européens affamèrent à dessein des Européens.
- Les famines sciemment orchestrées par Staline en Ukraine en 1932-1933 sont terribles et ont encore des répercussions dans la société ukrainienne actuelle. J'ai dans mon bahut une petite ukrainienne et le conjoint de sa mère m'a confié qu'il existait encore des stigmates de honte liés aux pratiques de cannibalisme qui se sont alors propagées...et qui ont repris moins de 10 ans après, lors de l'invasion nazie. En effet, après l'opération Barbarossa, Göring élabora un plan de la Faim visant à priver les populations locales de nourriture en vue de ravitailler les soldats allemands et la population allemande. Le but ultime étant de créer une colonie qui permettrait à l'Allemagne d'être autosuffisante (blés d'Ukraine, pétrole du Caucase).
- Une autre catégorie qui a été affamée : les prisonniers soviétiques faits par la Wehrmacht en 1941. Les prisonniers étaient comptés, mais pas enregistrés : c'est une rupture stupéfiante avec le droit et l'usage. Même dans les camps de concentration allemands, on relevait les noms. Il ne devait y avoir qu'un seul autre type d'installation allemande où l'on ne prenait pas les noms...mais il n'avait pas encore été inventé à cette date (été 1941). Le taux de mortalité des prisonniers fut de 57,5% au cours de la guerre, mais il fut bien plus élevé en 1941. Dans les camps allemands pour les soldats alliés occidentaux, il fut inférieur à 5%. Dans le courant de l'automne 1941, il mourait autant de prisonniers soviétiques
en un jour qu'il devait mourir de prisonniers britanniques et américains au cours de toute la Seconde Guerre mondiale.
Je suis passé sur la Grande Terreur stalinienne de 1937-1938, mais les pratiques du NKVD ont largement fait passé les SS pour des amateurs lorsqu'ils ont eu en charge d'anciens territoires placés sous la férule soviétique.
- Rapidement, pour la Shoah. On connaît la vieille querelle d'historiens entre les "intentionnalistes" (pour qui Hitler a toujours eu l'intention d'exterminer les juifs) et les "fonctionnalistes" (Hitler s'est adapté en fonction des circonstances de la guerre). Pour Snyder, l'exécution totale des juifs est la 5e version de la "Solution finale" (les 4 autres passant notamment par leur déportation et leur mise en esclavage : soit à l'Est, soit...sur l'île de Madagascar). L'idée qu'on pouvait débarrasser l'Europe des juifs en les tuant devait être dans l'esprit de Himmler et de Hitler dès août 1941, lorsque les plans de l'invasion de l'URSS s'avèrent être un échec, puisque l'Armée Rouge et l'Etat soviétique ne s'effondreraient jamais. Snyder montre que la date clé est décembre 1941, puisque c'est à ce moment que les autres proches de Hitler saisirent que la Solution finale passait par le meurtre systématique de tous les juifs, plutôt que par le meurtre d'une partie d'entre eux et de la déportation des autres. Le contexte est important : les Russes infligent aux Allemands une contre-attaque terrible dans les faubourgs de Moscou : les Soviétiques ne plieraient pas. D'autant que Staline avait compris que le Japon n'attaquerait pas en Sibérie, puisque les nippons tournaient leurs ambitions vers le Pacifique et...Pearl Harbour. La neutralité japonaise dans le conflit germano-soviétique et l'entrée en guerre des USA changèrent définitivement la face de la guerre. La partie étant "mathématiquement" perdue pour Hitler, la Shoah prend l'allure d'une fuite apocalyptique en avant. Suivant un syllogisme fallacieux, les USA, le RU et l'URSS étant les ennemis de l'Allemagne, et les Juifs l'ennemi de l'Allemagne, c'était que ces trois pays étaient sous l'influence des Juifs. On allait tuer les Juifs en tant que tels pour se venger de l'alliance USA-RU-URSS. Ni les Alliés ni les Juifs n'étaient susceptibles de le comprendre. Cela n'avait de sens que dans la vision nazie du monde, que Hitler venait d'adapter pour son usage futur. C'est dans ce cadre idéologique que se tient la conférence de Wannsee en janvier 1942.