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Aurélie Filippetti a-t-elle peur d’Internet ?
15 juillet 2012 à 19:06 (Mis à jour: 16 juillet 2012 à 10:41)
Par DANIEL SCHNEIDERMANN
On hésite à rassembler les pièces du puzzle. On les retourne dans tous les sens. On a dû se tromper, on leur cherche un autre emboîtement. Mais non. Obstinément, s’impose un tableau d’ensemble inattendu. Quelques-uns des premiers actes, des premiers mots de la nouvelle ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, semblent marqués par une obsession étonnante chez une femme de sa génération et de son parcours : l’obsession des dangers d’Internet.
Sur le front Hadopi, d’abord. Au cours de la campagne, sous son autorité, avait été esquissée une ambitieuse architecture d’un projet de licence globale, visant à remplacer la répression des téléchargements illégaux par une contribution financière volontaire. Patatras : dès la nomination de Filippetti, son jeune conseiller auteur du projet, Juan Branco, bête noire des «industries culturelles», apprend qu’il ne sera pas du voyage. Et, dans la foulée, la nouvelle ministre se rallie à la nomination comme chargé de «concertation» d’un Pierre Lescure, qui siège dans plusieurs conseils d’administration d’industries médiatiques et culturelles. La semaine dernière encore, emportée par son élan, la ministre avance l’idée, pour financer radios et télévisions publiques, d’une redevance sur les ordinateurs, avant de se faire reprendre à la volée par le Premier ministre et le ministre du Budget, et d’enterrer aussitôt l’idée.
A la panoplie classique des internophobes, il ne manque que la dénonciation des pédophiles et des néonazis qui guettent les petits enfants sur la Toile, mais soyons patients, ça peut encore venir. A cette allergie, la ministre a donné (involontairement ?) une coloration personnelle, dans une interview passée étonnamment inaperçue. Début juillet, elle assistait à l’assemblée générale du Syndicat national de l’édition. Elle y prononce d’abord un éloge du rôle de l’éditeur. «Tous les textes ne sont pas des livres et c’est à l’éditeur que revient de faire le partage ; c’est lui, qui, devant la multitude des textes, doit porter la responsabilité de savoir dire non, quitte à, parfois, commettre une erreur. Il n’y a pas de livre sans éditeur ; l’éditeur distingue la création, puis il l’accompagne.» Passe encore. Mais, interrogée quelques instants plus tard autour du buffet par un site spécialisé, elle prolonge son idée, Filippetti laissant alors place à l’ex-écrivain : «Je l’ai ressenti en tant qu’auteure, j’aurais pu écrire le même livre que celui que j’ai rédigé (les Derniers jours de la classe ouvrière, 2003) Mais si je n’avais pas eu Jean-Marc Roberts [patron de Stock], le résultat n’aurait pas été le même. On a besoin de cette médiation, pour se reconnaître, soi-même, comme auteur, et pour savoir que son texte est vraiment un livre. Tous les textes ne sont pas des livres. C’est l’éditeur qui fait la littérature.»
«C’est l’éditeur qui fait la littérature» : restez donc à votre place secondaire, amis auteurs. Si un ministre de droite avait prononcé cette énormité, quelles clameurs n’aurait-on pas entendu, dans une communauté d’internautes naguère encore hystérisée par la moindre attaque de Sarkozy. Ce que la ministre enterre dans cette phrase, prenant son besoin personnel de validation institutionnelle pour une généralité, c’est le formidable potentiel d’Internet de faire éclore des œuvres «hors format». Hors formats édictés par les télés traditionnelles, les radios établies, le système de promotion traditionnel Drucker-Ruquier-Denisot, l’industrie de l’édition traditionnelle. Cette phrase exprime l’angoisse d’un secteur économique, celui de l’édition, qui n’en finit plus de trembler sur ses bases depuis l’apparition d’Internet. Il tremble pour le système traditionnel de distribution des livres en papier, sans pour autant oser s’emparer du livre numérique. Il tremble pour le château de sable de son système promotionnel, les intérêts croisés, les critiques de copinage, les renvois d’ascenseur. Il tremble même pour son cœur de métier mythologique, son rôle d’accoucheur de textes. Et si, demain, horreur, un écrivain pouvait rencontrer son public, hors le filtre des éditeurs ? Même si, c’est vrai, aucun écrivain d’envergure ne s’est encore révélé sur la Toile, Internet «rend possible» ce contact direct, hors des médiations de toutes sortes. Des écrivains, de jeunes humoristes, de jeunes auteurs de BD, y ont fait leurs premières armes, y ont rencontré un public considérable sous le radar des médias traditionnels, avant d’être (ou non) récupérés par les chaînes et les éditeurs traditionnels.
Sous les traits avenants d’une jeune ministre, est-ce la peur, la peur du grand large, la vieille peur de l’inconnu, qui habite rue de Valois ?
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« Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »Влади́мир Ильи́ч Улья́нов
This is such a mind fuck.