Inscription: 09 Juil 2007 12:54 Messages: 16378 Localisation: Paris
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Après quoi marche-t-elle ? Vingt-trois ans que Sarah Marquis parcourt le monde à pied, en solitaire. En 2014, cette Suisse de 45 ans était nommée « aventurier de l’année » par le magazine National Geographic. Un titre mérité, au vu des défis toujours plus intenses que se lance la jeune femme. Après une expédition dans la cordillère des Andes en 2006, Sarah Marquis a marché pendant trois ans, de la Sibérie à L’Australie. Mille jours, 1 000 nuits, 20 000 km et un livre, Sauvage par nature (Pocket, 2015). En 2016, cette marcheuse de l’extrême partait à l’assaut de la côte ouest australienne, sauvage et peu explorée. Trois mois en tête-à-tête avec la nature, en mode survie, s’inspirant des techniques ancestrales des Aborigènes pour se nourrir. - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
Dans « Instincts », vous racontez votre dernière aventure, seule à pied pendant trois mois dans l’Ouest australien. En 2013, votre épopée de trois ans débutée en Sibérie s’achevait aussi en Australie. Quel lien entretenez-vous avec l’île-continent ?
C’est ma terre d’adoption ! J’ai découvert ce pays il y a vingt ans. En 2002-2003, j’y ai parcouru 14 000 km en dix-sept mois. La grandeur du bush, les sons, les odeurs d’eucalyptus, les perroquets… Ici, tout me parle. Quand je touche cette terre, je me sens à la maison. Beaucoup plus qu’entre les sapins suisses ! C’est aussi en Australie que j’ai rencontré un chien, D’Joe, auquel je me suis terriblement attachée, qui m’a suivi ensuite dans toutes mes expéditions.
Pourquoi avoir choisi un mode de marchesi extrême ?
Par curiosité. La marche se vit pour moi en mode aventure. Je suis persuadée que l’homme a des capacités mille fois supérieures à celles qu’il utilise. En termes de force physique comme mentale. Ce n’est pas quelque chose qu’on enseigne, on nous inculque même l’inverse. Pour moi, l’esprit et le corps n’ont pas de limites. Il n’y a aucune barrière, je l’expérimente chaque jour en marchant. On développe une autre conscience, et on franchit des niveaux, un peu comme dans un jeu vidéo.
Le corps n’a pas de limites, mais il souffre, en marchant…
La souffrance, c’est d’abord une peur. La peur d’avoir mal. Puis on se rend compte que lorsque la douleur arrive, le corps, comme l’esprit, savent la gérer. Notre société nous fait vivre dans une bulle, veut nous préserver de tout, « assurer » notre corps pour qu’il ne lui arrive rien. Le courage n’est pas une valeur reconnue, c’est dommage. En marchant, on apprend à accepter la douleur, on se découvre courageux.
La douleur fait-elle partie du voyage en permanence ?
Chaque début d’expédition est une réelle souffrance. Pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, tout n’est que douleur et sueur. Puis un jour, je me réveille, et je ne sens plus mon corps. Ce phénomène arrive à chacune de mes marches. C’est comme si je ne m’appartenais plus, que je faisais partie d’un « tout ». Comme si mon corps devenait aussi léger que le sable, le vent… Tous les marcheurs vivent cette expérience. Evidemment, dès que l’on est conscient de cet état, l’effet prend fin. Comme si le corps se mettait en mode instinctif.
Dans cet état quasi animal, quel lien développez-vous avec votre environnement ?
Communiquer avec la nature, c’est surtout ce qui me permet de rester en vie ! Je pars du principe que rien n’y est hostile, ni les animaux ni les éléments, et qu’il y a forcément un moyen d’entrer en lien avec elle. Le problème, c’est qu’ici, dans nos vies urbaines, notre disque dur est surchargé d’informations. Pour me reconnecter à la nature, je dois passer par des séances de « nettoyage ». Il me faut du temps, à chaque fois, pour retrouver le lien. Un état auquel j’arrive uniquement grâce à la marche.
Vous dites percevoir et recevoir l’énergie de la nature…
C’est certes difficilement mesurable scientifiquement, quasi mystique, je vous l’accorde, mais l’homme a la capacité de se recharger en énergie auprès de la nature, comme on branche son smartphone à une prise électrique. Au Japon, on organise bien des marches au cœur des forêts de bambous pour se régénérer. « Notre système sensoriel, olfactif, tactile, est conçu pour être optimal de 3 à 6 km/h »
Si mes expéditions n’avaient qu’un but, ce serait celui-ci : montrer que le lien avec la nature est le seul moyen pour l’être humain de sauver sa peau. J’ai passé la moitié de ma vie à traverser les forêts, les déserts, les steppes, et j’ai développé cette capacité à m’y ressourcer, au bout d’une vingtaine de minutes de marche. Après tout, il s’agit simplement de retrouver la condition originelle de l’être humain : mettre un pied devant l’autre, au cœur de l’immensité de la nature.
La lenteur fait-elle partie de ce processus ?
Oui, car la vitesse naturelle de l’homme, c’est la marche. Celle par laquelle il s’épanouit. Notre système sensoriel, olfactif, tactile, est conçu pour être optimal de 3 à 6 km/h. Lorsqu’on se laisse porter, par une voiture, un métro, on passe à côté des choses. Car il y a un décalage entre notre enveloppe et la vitesse à laquelle on vit. Alors oui, évidemment, ralentir est nécessaire.
La marche permet-elle aussi un cheminement intérieur ?
Bien sûr. La magie de la marche, c’est la corrélation de deux choses : une nature parfois hostile, qu’il faut apprivoiser, et qui permet de se découvrir de l’intérieur. L’individu ne se connaît pas. Il n’existe que dans un conditionnement socioculturel, par rapport au groupe. En marchant, on apprend beaucoup sur soi, on touche à son unicité.C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi de marcher en solitaire ; il faut être seule pour atteindre cette forme d’harmonie.
Vos expéditions n’ont donc pas pour objectif d’aller à la rencontre de l’autre…
Non, j’aime être seule. Les rencontres, je les subis plutôt que je ne les cherche. Ce qui n’empêche pas les belles surprises. Comme cette femme qui vivait isolée au milieu d’une forêt américaine, ce cavalier mongol qui m’a sauvé d’une meute de chiens prête à me dévorer. Ce sont des moments de grande simplicité.
Dans « Sauvage par nature », votre rencontre avec un nomade en Mongolie est un moment étrange et intense…
Quand on rencontre un autre être humain après avoir marché seule dans des grands espaces, au milieu de nulle part, c’est comme tomber sur un extraterrestre. On ne parle pas la même langue, on sort du mode de communication classique. On utilise la perception, les sens, le regard… Je me souviens en effet de cet homme croisé en Mongolie, que j’ai vu arriver sur son cheval, dans un beau manteau traditionnel vert. Je cherchais une source. Il m’a dessiné une carte au sol, dans la poussière. Notre échange a été très « animal », sommaire, mais c’était une belle rencontre. Nous nous sommes compris… et j’ai trouvé l’eau !
Etre une femme seule complique-t-il vos expéditions ?
Pas simple d’être une femme aventurière. Mais je pars toujours sans appréhension. Si j’ai su survivre face aux crocodiles et aux grizzlis, je saurai le faire face à quelques hommes malintentionnés. C’est un état d’esprit : je ne me présente pas comme une « proie », je me sens plutôt tigresse. L’attitude corporelle joue beaucoup. Le regard, la voix, les pieds bien ancrés dans le sol, la position des mains, la distance que l’on met avec l’autre. Il faut être une « tueuse », et, comme un animal, défendre son territoire. Là encore, c’est très instinctif. Il m’est tout de même arrivé d’avoir très peur ; au Laos, dans la jungle, je me suis fait attaquer par des trafiquants de drogue, armés de mitraillettes. J’ai fini par m’en sortir, mais ce jour-là, je me suis dit que la fin était venue. D’ailleurs, je n’ai pas peur de la mort, c’est une réalité très claire dans ma tête. Elle fait partie de mon quotidien.
Avez-vous déjà eu peur de mourir de faim ?
Avec le temps, j’ai cru que la faim m’était familière. Puis il y a eu cette dernière expédition en Australie, pendant laquelle j’ai ressenti la faim comme jamais, pendant trois mois. La faim est comme un monstre à l’intérieur de soi qui ne vous laisse ni dormir, ni penser. Mais le corps réagit de manière étrange. Au bout de douze jours, sans aucun apport de sucre, le cerveau passe dans un état d’hypersensibilité. J’avais alors une force incroyable, douze heures par jour. Puis, au bout du 23e jour, tout a lâché. L’énergie s’était enfuie. Pour oublier la sensation de faim, je m’astreins à une heure d’écriture quotidienne. Dans une sorte de journal de bord, je note tout, le lieu, la date, mes impressions brutes, mes sensations.
Avez-vous d’autres habitudes pour rythmer vos journées ?
J’ai mis en place un petit rituel autour du thé. Quand je sens la fatigue, ou que l’environnement est hostile, j’arrête tout. Et je me concentre sur des gestes familiers : sortir le réchaud, mettre de l’eau à bouillir… Une manière de s’extirper de la réalité.
Comment se passe le retour, après s’être quasiment coupée du monde pendant des mois, voire des années ?
Rentrer est difficile. Je vis pourtant dans un petit village suisse, près d’un lac ; une petite bulle où il n’y a aucun bruit, où je n’écoute jamais de musique. Mais après avoir vécu en telle harmonie avec la nature, le choc est grand. Je ne supporte plus d’être dans un espace clos, je suis incapable d’être au milieu d’une foule, dans le métro, dans un concert. J’ai le sentiment de devoir remettre ma carapace. Alors que quand je marche, je suis nue, sans protection.
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_________________ « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »Влади́мир Ильи́ч Улья́нов This is such a mind fuck.
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