De « So Foot» à « Society», Franck Annese change de divisionhttp://www.society-magazine.fr/Sur le papier, cela tient du pari insensé. Lancer en kiosques un magazine d’actualité généraliste alors que la presse traditionnelle traîne un spleen tenace et que les concurrents bien installés – Le Point, L’Obs, l’Express – voient leurs ventes décliner. Un quinzomadaire qui plus est. Format ingrat et peu usité, aussi lourd à produire qu’un hebdo mais plus difficile à imposer aux lecteurs.
Alors forcément, depuis plusieurs semaines, nombreux sont les journalistes à pousser la porte des locaux de So Press dans le 11e arrondissement de Paris, d’où est partie cette drôle d’idée. Les uns pour assister aux conférences de rédaction du tout nouveau Society et éventuellement proposer un sujet pour les pages de ce titre en kiosques depuis le 6 mars, un vendredi sur deux. Les autres pour comprendre ce qui a bien pu pousser Franck Annese, patron de ce groupe de presse atypique, à se lancer à l’abordage des news magazines, à une époque où les imprimeries tournent moins sûrement que les serveurs Internet.
La quarantaine en ligne de mire – il est né en 1977 –, invariable casquette vissée sur une chevelure aussi noire que la barbe, mais que ses amis décrivent comme plus aléatoire, un bureau en pagaille où l’ordinateur portable dispute la place aux vieux numéros d’Actuel et aux canettes de Coca Light, ses deux rédacteurs en chef, Marc Beaugé et Stéphane Régy, bien campés sur la table d’en face, voilà maintenant douze ans que Franck Annese veille sur So Press.
A chaque mouvement dans la « So Sphère », c’est lui qui monte au créneau. Il a un look, un discours, une success story à raconter. Le « client idéal » pour les rubriques médias habituées à chroniquer la sinistrose. Il en a un peu marre d’ailleurs. Ne voudrait plus être « la seule tête d’affiche » du groupe. S’y plie quand même avec bonne volonté, n’oubliant jamais de parler collectif et d’associer ses comparses. Avec Society, Franck Annese sait qu’il est attendu au tournant. Et qu’il change de division. « On va sans doute prendre des coups, on verra. »
C’est qu’après le ballon rond (So Foot, 53 000 exemplaires par mois et fleuron de l’affaire depuis 2003), le cinéma (So Film), le vélo (Pédale !) et l’enfance (Doolittle), So Press vient jouer dans la cour des grands. A l’affiche du premier numéro, maquette arty très sixties, claquante comme une affiche de concert et foisonnante de sujets, Alain Juppé, Victoria Beckham, Abderrahmane Sissako, une horde de métaleux en croisière ou encore le site de rencontres Tinder… « On va faire notre truc, raconter les histoires qui nous intéressent, sans se soucier des autres », lâche Franck Annese.
La geste So Press est là. Entre fausse modestie et sincérité, bravoure et un rien d’arrogance. « De l’orgueil, peu d’ego », nuance Marc Beaugé, également chroniqueur au Monde Magazine. Pour l’instant, la recette fonctionne plutôt bien. Le groupe écoule plus de 220 000 magazines chaque mois auprès d’un public âgé entre 25 et 49 ans. Une régie publicitaire (H3), une société de production de films (So Films), un label musical (Vietnam), une structure pour l’événementiel (Doli Events) complètent la panoplie d’un groupe de niches qui s’est construit petit à petit, sur sa propre dynamique. A l’automne, il y aura Tampon, consacré au rugby. Et le chiffre d’affaires, d’un peu plus de 5 millions d’euros en 2014, devrait atteindre 12 millions fin 2015.
Adeptes des « H »
« Rien n’est jamais calculé, tout marche à l’envie et aux rencontres », explique Stéphane Régy, fidèle depuis 1999 et le premier magazine culturel, Sofa, qui fera long feu. Voilà plus de deux ans que l’équipe peaufine Society. « On y pensait avant So Film », confirme Franck Annese. Enfant des Inrocks, du magazine anglais branché The Face ou de Rolling Stones, il reconnaît se sentir rarement « touché » par les articles des magazines. « C’est assez froid », dit-il.
Chez So Press, les journalistes sont donc rompus aux reportages au long cours, aux récits picaresques, à ce ton décalé et vanneur qui a permis à So Foot de fidéliser les amateurs en rupture de L’Equipe ou de France Football. Adeptes aussi des « H » (histoire, humour, humain) que Franck Annese martèle comme un mantra. « Nos histoires sont parfois petites mais signifiantes », résume Marc Beaugé. « Les rédacs chef nous poussent à voyager. Il y a une culture du reportage très forte », commente Jean-Vic Chapus, ancien pigiste, devenu rédacteur en chef de So Film. C’est d’ailleurs à force de courir le monde et les stades que l’équipe a eu envie d’élargir ses horizons. « Il y avait une vraie frustration de ne pas pouvoir exploiter tout ce qu’on ramenait », reconnaît Franck Annese.
Dans le grand open space du 11e arrondissement, l’ambiance oscille entre salle de rédaction d’un fanzine et bureaux d’une start-up. Table de ping-pong, canapés, paquets de bonbons pour le goûter et une moyenne d’âge trentenaire, plutôt masculine. Tout le monde se connaît, se tape dans la main avant de partir. Allergiques aux barbus et aux baskets s’abstenir. So cool, sans doute, mais surtout so work. « On met souvent le côté humoristique des papiers en avant, mais il y a beaucoup de boulot derrière », témoigne Jean-Vic Chapus. Pour Society, Franck Annese, adepte des journées à rallonge, entend garder le même esprit. « Surtout ne pas se demander ce que les autres attendent de nous. » « On ne se sent aucune obligation de parler de tel ou tel sujet, renchérit Marc Beaugé. On veut juste ressentir le frisson du bon papier à venir. »
Franck Annese se dit « plutôt de gauche », mais ne veut pas faire un journal politique. « Quand nous avons lancé So Foot, nous n’étions pas journalistes sportifs et nous ne le sommes toujours pas. Pareil pour So Film, nous ne sommes pas critiques de cinéma. Alors pour Society, nous n’allons pas devenir journalistes politiques. » Il dit « fuir » les chapelles, ne pas appartenir au « sérail » et avoir « du mal » avec l’autorité. Trois bonnes raisons pour, au sortir de l’Essec et d’un premier boulot dans la publicité, se tailler un poste à sa mesure où vie privée, amitiés et travail feraient bon ménage.
Plus que le CV, c’est le feeling qui ouvre les pages de ses magazines. « La première fois que j’ai rencontré Franck, on a pris un verre, et il m’a dit : viens on va se marrer », se souvient Marc Beaugé. L’anecdote n’est pas isolée. Mais, comme dans d’autres magazines branchés aux tirages modestes, la pige y est chiche. « On a longtemps eu d’autres jobs à côté », reconnaît Stéphane Régy. « Ce n’est sans doute pas très bien payé, mais en termes d’épanouissement personnel, c’est top », précise un journaliste. Pour le lancement de Society, les pigistes de longue date ont été titularisés. Une vingtaine de personnes au total. « C’est ce qu’on voulait depuis le début », dit Franck Annese.
Après avoir longtemps vécu avec 450 euros de capital, l’entreprise commence à se structurer. Un directeur général (Eric Karnbauer) et un directeur du développement (Brieux Férot) ont été nommés. « Tout ce que faisait Franck et qu’il ne peut plus faire tout seul », résume Stéphane Régy. Côté finances, So Press a emprunté 700 000 euros auprès de la Banque publique d’investissement (BPI). Pour respirer un peu mieux, Franck Annese a aussi fait venir des actionnaires « amis ».
Le réalisateur et producteur du « Grand Journal », Renaud Le Van Kim, qui lui a plusieurs fois confié l’écriture de textes pour la cérémonie des Césars, les ex-footballeurs Edouard Cissé et Vikash Dhorasoo, le patron de Système U, Serge Papin, le président du Red Star, Patrice Haddad, ou encore l’ancien président du PSG Robin Leproux ont répondu présents, à hauteur de 850 000 euros.
« Je cherchais des gens qui voulaient partir dans l’aventure à titre individuel, sans enjeux politiques. » Grand ami d’Annese et habitué des pages de So Foot, Vikash Dhorasoo confirme. « Je ne suis pas venu pour gagner de l’argent mais pour soutenir un journal qui a du sens et de la valeur. » Plus de 50 000 euros ont également été collectés sur le site de crowdfunding Kisskissbankbank.
Jeudi 5 mars, dans un cabaret de la place Pigalle, toute la « So Sphère » était réunie pour la soirée de lancement du nouveau titre. Bière, hot-dog, Coca… barbes et baskets ! Pour nombre d’observateurs, Franck Annese et son groupe viennent de faire leur entrée « dans le grand bain ». Avec les risques de banalisation que cela comporte. Une plus forte pression financière aussi.
Il dit : « Je commence à sentir une responsabilité, c’est vrai. Il y a des salariés, je ne veux pas les envoyer dans le mur. » Mais relativise aussitôt, bravache : « Quand on est arrivé, c’était déjà dur pour la presse. Si Society ne marche pas, ce n’est pas si grave. » Le plus important ? « Garder notre côté informel », espère Marc Beaugé. « Eviter la professionnalisation mentale et conserver l’esprit fanzine », renchérit Stéphane Régy. « Que la fête continue », résume Franck Annese dans le dernier édito de So Foot.