Citation:
Des spectateurs lui lancent des peaux de bananes en imitant le cri du singe: ce footballeur britannique noir a commis le «crime» d’avoir raté un but.
C’est un comportement raciste odieux, reconnaissent les commentateurs, mais ces gestes isolés sont ceux de quelques brebis galeuses. Regardons au-delà de ces extrémistes et nous verrons, poursuivent-ils, que le sport est un des domaines, dans la société britannique, où l’égalité des chances est une réalité. Impossible, selon eux, de pointer du doigt un quelconque obstacle de classe ou de couleur de peau sur les pistes, car le chronomètre est seul juge. D’après UK Athletics, l’institut gouvernemental chargé de la promotion de l’athlétisme, 24% des sportifs de haut niveau qui ont obtenu des bourses (sur la base de leurs performances) sont d’origines africaine ou caribéenne, bien que ces communautés ne représentent que 2% de la population du Royaume-Uni. Et si on exclut, au sein de ce groupe, ceux qui mènent parallèlement des études universitaires, les Noirs représentent 48% de ces boursiers.
Robin Philips de UK Athletics estime que cette forte représentation est en général perçue positivement, comme un signe de progrès social et de non-discrimination.
Les choses se compliquent lorsque l’on pose la question suivante: pourquoi tant de Noirs pratiquent-ils la course? «Peut-être parce qu’ils n’ont pas les mêmes chances de réussir ailleurs», avance Ben Carrington, un sociologue de l’Université de Brighton très respecté dans les milieux académiques britanniques pour ses recherches sur le racisme dans le sport. Par cette formule, il ne veut absolument pas suggérer que les Noirs seraient génétiquement doués pour le sport: il rejette violemment cette idée, la juge raciste et sans le moindre fondement scientifique. Il considère seulement que les stéréotypes racistes pèsent insidieusement sur la vie des jeunes sportifs noirs et qu’ils renforcent les motivations économiques et sociales qui les orientent vers l’athlétisme.
Les noirs plus doués que les autres?
A 24 ans, Julian Golding est l’un des brillants espoirs du sport britannique: il a été champion du Commonwealth sur 200 mètres en 1998. Dès son plus jeune âge, Golding se savait rapide. Il ne rêvait pas pour autant de devenir un champion. Ses parents – des immigrés jamaïcains arrivés dans les années 60 – lui ont appris que la «porte de sortie» de la condition ouvrière était la réussite scolaire, et non le sport. Le petit Julian travaillait donc beaucoup à l’école et pratiquait le tennis, la course et le trampoline durant ses loisirs. Mais, à 16 ans, son directeur d’école le prit à part: «Pourquoi ne pas faire carrière en athlétisme? Tu es doué!» Mêmes encouragements de la part de son professeur d’éducation physique et sportive (EPS). Et pas d’allusion à d’éventuelles études universitaires.
Julian Golding se mit à réfléchir: «En fait, j’étais meilleur au tennis qu’à la course. Mais je n’avais personne à admirer, pas de champion noir du tennis. Alors je me suis dit que je serai le premier». Il se rend au club de tennis local. «Les courts étaient remplis. Beaucoup de monde, aucun Noir. Ils avaient tous l’air si chic, avec leur belle voiture garée devant. Je ne me suis pas senti à l’aise mais j’ai demandé les tarifs d’inscription et le prix des cours.» Ses parents avaient cinq enfants à charge. Il a calculé la dépense totale. «Je me suis dit: impossible. Et je suis parti.»
Alors, il s’est entraîné sur une piste du quartier en pensant aux géants noirs, comme Linford Christie, champion olympique du 100 mètres en 1992. «Il faut avoir en tête une image de succès. Linford, il a réussi, et il vient du fin fond des quartiers ouest de Londres, comme moi.»
Le parcours de Julian Golding est typique, estime Ben Carrington. L’argent, le prestige, la gloire «attirent» les enfants vers le sport. Mais les enfants noirs, eux, sont plus particulièrement poussés vers le sport par des professeurs d’EPS. «Ils pensent que certains enfants, en particulier les jeunes Noirs, font mieux de viser une carrière sportive, parce qu’ils ne réussiront jamais à s’imposer dans la finance ou en médecine par exemple», dit B. Carrington.
Le sociologue évoque les nombreuses recherches effectuées dans ce domaine. L’une des études les plus récentes, menée par Sid Hayes et John Sugden de l’université de Brighton, a porté sur les attitudes de 35 professeurs d’EPS dans une région des Midlands très cosmopolite. Plus de 80% d’entre eux ont estimé que «les élèves noirs ont tendance à être avantagés en sport», particulièrement en athlétisme. Près de 75% de ces professeurs attribuaient la réussite sportive de leurs élèves noirs à des «raisons physiologiques».
Explications de type «biologique»
Ces réponses n’étonnent pas Julian Golding. Il a lui-même intégré les stéréotypes sur la puissance musculaire des Noirs. Lorsqu’il était adolescent, on lui a enseigné (à tort), comme une «vérité scientifique», que les «muscles des Noirs réagissaient plus vite que ceux des Blancs», parce que leur fibre musculaire était particulière. «Les statistiques semblent le prouver, dit-il. Quand avons-nous vu pour la dernière fois un sprinter blanc en finale des Jeux olympiques? Il faut remonter aux années 80, il y a près de 20 ans.»
Pas tout à fait convaincu par cette «théorie du muscle», Julian Golding accueille cependant avec intérêt le jugement sans appel de Ben Carrington, selon lequel tout ceci est scientifiquement infondé. Golding a-t-il alors d’autres explications de type biologique au succès des Noirs en athlétisme? L’émotion dans sa voix traduit un tiraillement: d’un côté, on lui a appris que les Noirs sont «doués» en athlétisme. D’un autre côté, il n’ignore pas les préjugés racistes sur la «puissance musculaire des Noirs» versus l’«intelligence» supérieure des Blancs.
Ces fausses «explications biologiques» remontent, selon Ben Carrington, au mouvement eugéniste des années 20 et 30, né en Amérique du Nord et répandu ensuite en Europe. Il s’agissait de créer une hiérarchie des races, où les Noirs étaient tout en bas de l’échelle, et d’affirmer la notion de population supérieure du point de vue génétique. «Ces travaux étaient intrinsèquement racistes et n’ont jamais été scientifiquement validés», précise le sociologue.
Le mouvement eugéniste n’a plus fait parler de lui après l’holocauste. Mais Ben Carrington voit aujourd’hui réémerger, à travers la génétique, certains de ses «arguments biologiques», et les mêmes conceptions idéologiques. Certaines personnes s’imaginent, à tort, que des savants vont bientôt découvrir des différences entre races. «Nous savons aujourd’hui que le corps humain comporte environ 100 000 gènes. Or, moins de 10 d’entre eux ont un quelconque rapport avec la couleur de la peau. Il y a manifestement des différences entre groupes humains», poursuit le sociologue, mais elles sont liées à la géographie. Lorsque les hommes se sont répandus sur la planète, ils se sont adaptés à leur environnement naturel et ont transmis ces modifications à leurs descendants.
«Le gène qui fait courir les Noirs»
Il n’en demeure pas moins que beaucoup continuent de croire qu’on va découvrir demain le gène qui fait courir les Noirs plus vite. «Alors, on va aussi découvrir, parmi la classe ouvrière anglaise blanche, le gène du billard ou du jeu de fléchettes, ironise le sociologue. C’est ridicule. Personne ne prétendra jamais que les Canadiens ont le gène du hockey sur glace. Mais, à chaque fois qu’un Noir l’emporte, on avance des arguments génétiques!». Ces arguments servent souvent à nier ou à minimiser les efforts acharnés et l’intelligence des champions noirs, en particulier dans les médias, estime Ben Carrington. Sans aller jusqu’à suggérer que le racisme serait inhérent aux commentateurs sportifs, le sociologue constate qu’ils ont tendance à traiter les athlètes différemment suivant la couleur de leur peau. Souvent, affirme-t-il, ils soulignent les aptitudes naturelles des athlètes noirs tandis qu’ils mettent en avant la volonté et la stratégie subtile des athlètes blancs.
Julian Golding évoque une autre dimension de la question: «Si j’étais un Blanc de 16 ans, je ne rêverais pas d’athlétisme; je me dirais: je n’ai aucune chance». «Comme les Noirs dominent le sport, poursuit le sprinter, on sent aussi que le public a envie d’un nouveau Roger Black», le coureur anglais (blanc) du 400 mètres qui a remporté la médaille d’argent aux J.O. de 1996. Ce désir ne se manifeste pas à travers une quelconque forme de racisme affiché mais plutôt par des «priorités secrètes». Aux yeux de Ben Carrington, l’existence même d’un tel désir est sujette à caution. Mais il est important de se pencher sur les conséquences du fait qu’on croit qu’il existe. Imaginons quatre athlètes, trois Noirs et un Blanc en concurrence pour trois places dans une équipe. Les deux premiers courent très vite et sont sélectionnés. Les deux autres réalisent des temps très proches mais l’athlète blanc est légèrement plus lent. Fera-t-il quand même partie de l’équipe?
«Un Noir doit être loin devant les autres pour que sa sélection soit incontestable, dit Ben Carrington, et cela brouille, dans l’esprit des gens, l’image des performances des Noirs. Le public ne prête jamais attention aux Noirs dont les performances sont moyennes car ils ne sont pas sélectionnés. Donc, les gens disent: “Tu as vu? Il y a sûrement quelque chose de particulier chez les Noirs”.»
Amy Otchet, journaliste au Courrier de l’UNESCO,
à Twickenham, Royaume-Uni
Oui, je sais, ça se fait pas.
Pardon aux familles, tout ça...