Un papier de médiapart au sujet de Breaking Bad
« Breaking Bad », ou le fardeau de l'homme White
La chaîne américaine AMC a diffusé dimanche 15 juillet le premier épisode de la cinquième saison de Breaking Bad. Elle l’a ensuite mis gratuitement à disposition sur son site, mais le lien est inactif depuis une connexion française. L’épisode est certes téléchargeable sans trop de difficultés, y compris avec sous-titres. Mais tout le monde ne télécharge pas, et la saison IV n'arrive sur Arte qu'en septembre, après une diffusion plus confidentielle cet hiver sur Orange Cinémax. Aussi va-t-il falloir s’efforcer de vanter cette série en essayant d’en préserver le suspense.
Ce qu'on peut dire, parce que cela est connu, c'est que Breaking Bad est l'histoire d'un chimiste, Walter White, qui apprend le jour de ses cinquante ans qu'il est atteint d'un cancer du poumon incurable. Et qui décide, afin de payer les soins et de subvenir aux besoins de sa famille après sa mort, d'utiliser son savoir scientifique pour fabriquer et vendre les métamphétamines les plus pures du marché.
Ce qu'on peut dire, c'est que Breaking Bad est comme maintes séries actuelles une affaire de double survie. La petite et la grande. Il y a la petite survie de l’ex-génie de la chimie devenu professeur de lycée méprisé par ses élèves et dont le beau-frère, flic chez les stups, moque l’intelligence abstraite et les manières délicates. Cette survie-là est accentuée plutôt qu’interrompue par le diagnostic du cancer et l’entrée consécutive dans le temps négatif du compte-à-rebours. Et il y a la grande survie à laquelle le prof accède une fois métamorphosé en trafiquant assez intrépide et malin pour déloger le caïd en place, changer les règles du trafic et devenir millionnaire.
Ce qu’on peut dire, c’est que ces deux survies se confondent : survivre pour ne pas mourir, survivre pour vivre davantage. Vince Gilligan, créateur de la série, a su résumer cette unité d’un motif simplissime, parfait. C'est le crâne que Walt se rase intégralement, signifiant par là à son épouse qu'il consent enfin à entrer en chimio et donc à devenir un malade, un patient officiel. Mais ce nouveau look sert aussi une intention et une signification exactement inverses : il indique tout aussi irréfutablement, à l’adresse de la pègre locale, qu’il y a un nouveau parrain en ville, « Heisenberg », selon le pseudo que Walt a choisi en hommage au grand physicien allemand compromis dans des recherches qui menèrent à la bombe atomique, mais également tenant d’une éthique scientifique qu’il a énoncée et défendue dans plusieurs ouvrages.
« I don’t want to just survive » : ceux qui ont vu Les Soprano entendent encore résonner, je le sais, la plainte de Christopher Moltisanti. C’était dans le huitième épisode de la première saison : le neveu de Tony et second couteau en mal de reconnaissance s'acharnait alors à écrire un scénario censé lui apporter enfin la gloire. A quelques années de distance, Walter White lui fait une sombre réponse : il confirme qu'il n’y a décidément pas de sortie hors de la survie pour les personnages de série. La raison en est une faiblesse, un piétinement dont le rythme hebdomadaire accuse encore le surplace. Elle est aussi, plus cruellement, que la faiblesse de ces personnages est aussi leur force : aussi sont-ils condamnés à l'impasse.
L'appartenance à la mafia était pour le cagnolazzo – le chien fou – des Soprano en même temps une grâce et une damnation. Il n’en sortirait jamais, surtout pas par l’écriture : car écrire c’est parler, parler c’est trahir, et trahir c'est mourir. Le cancer du poumon de Walt est aujourd’hui, de façon similaire, son calvaire et sa chance, puisqu’en le tuant à petit feu, il lui donne aussi l’énergie du désespoir où puiser pour devenir un trafiquant craint par le milieu. Non seulement il n’y a rien hors de la survie en milieu sériel, mais il n’y a donc même pas de « juste survie » : celle-ci est vouée à être injuste, étant toujours à la fois survie inférieure du malade – du second couteau – et survie supérieure du criminel. Seuls règnent le jeu incontrôlable et la terrible identité d’un manque et d’un excès d’existence, le jeu incontrôlable et la terrible identité d’un mal et d’une santé aussi funestes l’une que l’autre. Rien entre les deux, aucune mesure qui puisse proprement s’appeler une « vie ».
Au début c’est assez simple : l’entrée du professeur dans le crime est une réponse logique à un système inique qui n'a pas reconnu son talent et rend exorbitant l’accès aux soins, les études… Breaking Bad commence donc par narrer avec rage une émancipation à l'ère néo-libérale : Walt a assez souffert au cours des cinquante premières années de sa vie pour avoir gagné le droit de jouir d’une sorte de revanche sociale pendant le peu de temps qu’il lui reste. Il peut alors défendre avec ses pieds et ses poings son fils handicapé contre les railleries des ados, brûler la décapotable d’un malotru ou caresser son épouse pendant une réunion au lycée. Et il peut, pour de tels pêchés, recevoir absolution et applaudissements.
Mais plus on avance et plus les choses se compliquent. Le crime, le deal sont davantage que la récompense dûment offerte à l’honnête citoyen ayant trop longtemps mangé son pain noir. Plus on avance et plus il est clair – mais cette clarté a quelque chose d’inacceptable, donc d’obscur – que l’honnête citoyen et le criminel sont aussi égaux moralement qu’ils le sont en termes de force. Ils ne sont même pas les deux faces d’une même médaille : ils sont un seul et même homme.
Vince Gilligan affirme certes voir les choses autrement. Le créateur de Breaking Bad confie qu’il a cessé de suivre sa créature quelque part au cours de la deuxième saison, qu’à ses yeux Walter White a fini par devenir un salaud, purement et simplement. Il est vrai que Walt s’endurcit à mesure que passent les épisodes : il tourne de plus en plus mal – c’est le sens du titre de la série. Reste qu’il est très délicat, voire impossible, de parler de Breaking Bad en termes moraux. Très délicat de considérer que Walt passe pour de bon de l'autre côté : car il n'y a pas, proprement dit, d'autre côté.
Les Soprano étaient une saga : une cinquantaine de personnages ; un grand souffle romanesque ; une descente dans les abîmes de la psychologie mafieuse comme dans celles de la tradition et de l’hérédité, de la citation et de la culture populaire. Digne successeur du chef d’œuvre de Chase, le chef d’œuvre de Gilligan obéit à une autre économie de moyens. Plus modeste, moins dispendieuse. Plus exacte, plus scientifique.
Breaking Bad n’est pas une saga, elle n’en a ni l’ampleur ni le confort. Peu de personnages : dix au maximum. Un staff limité de scénaristes : six ou sept, les mêmes depuis le début, contre la trentaine usée par Chase en 86 épisodes. Peu de lieux : la ville d’Alburquerque, le pavillon des White, une caravane, un laboratoire, le désert du Nouveau Mexique alentour. De tels décors aménagent moins des reliefs qu’ils n'ouvrent sur une nudité à perte de vue. Walter White bascule dans le crime, le constat est noir, mais la série reste au soleil. Les effets s’efforcent à être minimaux, stridences discrètes ou légers reflets à la surface : coup de sonnette, dentier, ours en peluche carbonisé… Non seulement la boule de Walter est à zéro mais il s’appelle White : la blancheur, la transparence sont le secret de Breaking Bad. C’est-à-dire son absence de secret.
Entre les deux mondes, la famille et le crime, il n’y a donc pas le mur du mensonge, ni même celui de la loi. Il y aurait plutôt, à en croire les tenues futuristes des laborantins, quelque porte spatio-temporelle comme il s’en trouve dans les récits de science-fiction. Rien, de toute façon, qui se puisse raisonnablement nommer. Walter peut dire la vérité à son beau-frère ou à son fils, avouer à l’un qu'il transporte 500 000 dollars en cash dans sa valise, lancer à l’autre qu'il enterrerait volontiers vivants dans le désert ceux qui l’importunent, cela ne change rien : l’un comme l’autre croient qu’ils plaisantent, ce qui d’une certaine manière est bien le cas. Ce n’est pas la vérité qui manque, mais la possibilité qu’elle soit audible. Ne nous étonnons donc pas que, contre toute vraisemblance, Walt n’ait pas encore été démasqué : l’univers où il vit ne tirerait aucun profit de sa capture.
Un certain choix récurrent de cadre souligne assez nettement cela, qu’ici la transparence est aussi omniprésente que vaine. C’est une sorte de gag absurde qui a fini par devenir une des signatures de Breaking Bad. Chaque fois que Walt ou un autre retire de l'argent au distributeur, ouvre un coffre de voiture, un frigidaire, une poubelle…, la caméra l’attend à l’intérieur. Comme si elle avait un coup d'avance, comme si l'action, au lieu de progresser pas à pas, était télécommandée afin d'atteindre un objectif fixé d'entrée de jeu. L'hypothèse peut paraître incongrue. Elle est à prendre en sérieux, si l'on veut bien se souvenir que la plupart des épisodes et même certaines saisons s'ouvrent par une scène énigmatique à laquelle l'ensemble de l'action finira par reconduire au terme d'un immense flash-back.
Loin d’œuvrer clandestinement, chacun serait donc vu, surveillé. Mieux encore : su, anticipé. Science-fiction encore ? Il y a sans doute de cela. Cette surveillance, cette anticipation ne sont en tout cas pas le produit de quelque entreprise humaine. Elles procèdent au contraire d'un œil mort, inapte à embrayer sur une action quelconque.
Ces choix de cadre et ces décisions de structure, et avec eux la lenteur, l’attente, le silence, les cactus, le ciel bleu… : tout désigne la terreur d’un soleil aveuglant, une lumière n'éclairant qu'elle-même. Tout indique une béance morale désespérément en attente d’être comblée. Aucun arrière-fond, aucune vérité à ramener des profondeurs. Peu de citations auxquelles s'accrocher. Même le ciel bleu n’est guère davantage que celui qu’on voit sur les écrans de veille des ordinateurs, ainsi qu'il apparaît au détour d'un plan ce premier épisode de la saison V. Le désert croît, dans Breaking Bad : il croît dans l'image, sur les crânes et dans les têtes. Cette série nous voit venir. Elle nous regarde de très loin, depuis un point vide de l'espace et du temps.
On ne saurait dire assez combien il est à la fois savoureux et hautement significatif que la télévision soit aujourd'hui le corps de ce cancer, le territoire de ce voyage par-delà les frontières, le lieu enfin de ce désert. La télé n’a-t-elle pas justement une peur panique du vide ? N’est-elle pas à l’inverse le lieu de la grille et du formatage ? Des strictes assignations psychologiques et morales ? De David Chase à Vince Gilligan, une décennie de séries a pourtant fini par briser ce formatage. Une première fois par une ironie montrant que le plus normal abrite souvent le plus bizarre : c’était assez facile. Une seconde par la table rase, le crâne rasé, la boule à zéro pour tout le monde : ce l’est beaucoup moins.
Il y a donc deux inarticulables dans Breaking Bad. L’un, grave, est politique : c’est l’inarticulable contemporain du rapport entre la petit et la grande survie, la loi et le crime, la victime et l’agresseur. L’autre, plus joyeux, plus fragile aussi, est esthétique : c’est l’inarticulable du rapport entre la grille des programmes et le désert de l’improgrammable, entre la télévision et, sinon un contraire, un ailleurs auquel il n’est peut-être même plus nécessaire de donner un nom, fût-ce « cinéma ».