Un papier de Mediapart à propos de The Wire:
«The Wire», le tempo de l'après-catastrophe
The Wire (Sur écoute en version française) est une série culte: vous le lirez partout. Vous lirez aussi série «policière»; justement pas. Une série-monde? Bien plus.C'est aussi une œuvre particulièrement mal diffusée en France qui doit beaucoup au bouche à oreille, au téléchargement ou aux DVD. Ce qui, finalement, ne lui va pas si mal. The Wire, qui en cinq saisons tire le portrait de Baltimore, Maryland, bousille les codes habituels, se fiche du cliffhanger, explore le centre à partir des périphéries, la drogue à partir de ceux qui en vivent et en meurent, le capitalisme à partir de ses décombres. Apparemment réaliste, mais c'est, comme l'écrit Emmanuel Burdeau dans le livre dont il est question ci-dessous, «une série plus mystérieuse qu'on pourrait le croire. (...) Nous regardons un documentaire sur Baltimore. Non, nous regardons une pure fantasmagorie».
L'audience de The Wire croît sans prime time, sans award quelconque (une seule nomination aux Emmy pas plus, car «la narration était trop complexe pour le jury», dixit Variety). La consécration universitaire est déjà établie aux USA, voici qu'en France les éditions Capricci publient un The Wire, reconstitution collective en cinq chapitres (autant que de saisons) plus un bonus, textes croisés de critiques de cinéma, philosophes, normaliens et enseignants en lettres: à la direction, Emmanuel Burdeau (ici présent à l'occasion) et Nicolas Vieillescazes, avec les contributions de Jean-Marie Samocki, Kieran Aarons, Grégoire Chamayou, Philippe Mangeot et Mathieu Potte-Bonneville. Il y avait un risque, celui de retrouver The Wire trop bien éclairé, alors que la série use du flottement, de la lenteur, de l'ombre, ignore tous les pièges du récit au service d'un propos, fût-il très à gauche.
"All in the game"
Car The Wire, qui débute autour d'un canapé orange planté sur un terrain vague entre des immeubles assez pourris, sur fond d'appel de dealers et d'aboiements de chiens, se poursuit sur les docks où la résistance ouvrière se pervertit et crève dans un jeu où elle n'a plus de place, continue avec une “utopie” policière de quartier réservé à la drogue, puis l'école et la relève – celle du crime ou de l'éducation –, s'achève sur l'effondrement de la presse et l'inanité du politique (tout ceci pour décliner la thématique, que justement la série déborde avec constance), The Wire est un ensemble de films en immersion. C'est justement sa force, soulignée par Mathieu Potte-Bonneville: «Parler de deuil (référence à une scène précise de la saison 5) toutefois revient encore à se situer à la verticale des personnages, dans le surplomb d'une fresque sociale, quand The Wire force à se demander comment l'on continue à jouer, et parfois à bien jouer, lorsque le jeu globalement tourne très mal.»
On s'est donc partagé les saisons: au récit urbain collectif, étude collective. Le corps du livre épouse celui de la série, son mouvement doté d'une vitalité centrifuge. Chercher une “bonne photo” pour cet article est révélateur. Impossible. Certaines font écho, la plupart figent le propos. Dans The Wire, pas de héros unique; chacun, si attachant soit-il, est part de histoire générale: la privation soudaine d'un personnage est part du récit, ouvre une autre perspective. Les lieux sont souvent gris, bureaux, administrations, rues édentées, tours déglinguées, grillages. Zéro esthétique de la zone. Et comme ces hôpitaux et autres collectivités, le spectateur se les approprie intimement à cause de leur anonymat.
Convertir la catastrophe en endurance
Si des scénaristes-écrivains aussi connus que Dennis Lehane, George Pelecanos ou Richard Price ont participé à la série, la conception en revient à Ed Burns, ancien flic de Baltimore qui a démissionné, et surtout David Simon, ex-journaliste, reporter de faits-divers, débarqué quand le Baltimore Sun a commencé à devenir un journal sans journalistes (ou si peu) comme bien d'autres: commentaire du réel au détriment de celui-ci, qu'on ne va plus voir.
«Pourquoi ne nous intéressons-nous plus à nos problèmes, sans parler de les résoudre? Où avons-nous la tête? Où sont nos priorités?», interrogeait David Simon (solide physique de catcheur, et parole rugueuse) au British Film Institute. Pendant un an, Simon et Burns, qui ne débarquaient pas vraiment dans le sujet, se sont campés sur un corner (lieu de vente de la drogue, et propriété d'un dealer). Ils ont, délibérément, perdu du temps.
Ce temps, c'est précisément ce dont parle d'entrée Emmanuel Burdeau. Jusqu'à ce qu'il nomme la scène du fuck, «aussi bien démonstration que parodie de maestria policière», investigation autour d'un meurtre déjà ancien, «jusque-là The Wire [leur] paraissait lent, peu clair, ennuyeux». Exactement, et cette lenteur, sous l'apparence d'une multiplicité d'événements, d'interruptions, avec retours aux immobilités, est précisément ce qui confère à la série sa profondeur: pas de réception frontale ou limpide, «une conversion de la catastrophe en endurance». Faire son travail de flic est à la fois écoper sans fin, et résister aux oukases de l'administration, être un dealer bien organisé une réinterprétation de l'ascension sociale. Sans surprise, Jean-Marie Samocki se réfère à la littérature: Zola, Tolstoï ou Balzac surtout. Au déploiement.
À cette immense différence près, soulignée par tous dans le livre en des points différents: The Wire prend place dans le désastre. La drogue est là, les dockers sont condamnés, et les initiatives des uns et des autres sont des échecs. Stringer, dealer d'importance qui poursuit une sorte de rêve américain en voulant devenir homme d'affaires (il prend des cours de gestion), Calvin, le policier en fin de carrière qui ouvre Hamsterdam, sorte de Needle park destiné à contenir le mal et préserver le reste des quartiers, et «chaque action est poussée jusqu'à son extrême». Tout bute et manque. Ou plutôt va nourrir un questionnement ultérieur. «La catastrophe a déjà eu lieu. Les journalistes observent les décombres pour retrouver les forces de vie, entre historiographie et témoignage.» C'est le temps du trop tard et de la vie qui s'entête et continue ou plutôt reprend, ailleurs (et à cet égard, la série ne s'achève pas, ou pas vraiment; elle s'interrompt, plutôt).
Peut-on lire Reconstitution collective sans avoir vu la série? Peut-être, mais il y a fort à parier que la frustration engendrée par les références précises à tel ou tel passage conduira à regarder l'intégralité de The Wire, très accessible au demeurant (voir sous l'onglet Prolonger). Si le livre engendre plutôt la réflexion – politique, entre autres –, il donne envie de revoir les 53 heures de la série: addict mais pas idiot…