Inscription: 09 Juil 2007 12:54 Messages: 16378 Localisation: Paris
|
Sur la route de l’Europe avec les migrants : une vie à « réinventer »Le Monde publie en cinq volets le reportage de notre correspondante en Grèce, Adéa Guillot, et de la photographe Myrto Papadopoulos. Elles ont retrouvé en Autriche une famille de réfugiés, puis en Allemagne, un groupe de jeunes migrants, six mois après les avoir rencontrés lors de leur exode via la Grèce. Les uns et les autres confient leurs espoirs et leur désarroi face à leur nouvelle existence en Europe. Les trois premiers volets de ce reportage, publiés au printemps, racontaient le voyage de ces migrants fuyant la Syrie ou l'Afghanistan sur la route des Balkans : leur arrivée sur l'île grecque de Kos, leur transit par Athènes, leurs négociations avec les passeurs afin de passer clandestinement la frontière vers la Macédoine. Six mois plus tard, pas question pour ces réfugiés de faire le chemin en sens inverse pour retourner dans leur pays d'origine. Amberg« Ici nous sommes de nouveau des enfants, plus des hommes » - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
Saad sort de son placard sa veste de cuir toujours tachée de Betadine rouge. "« J’ai beau l’avoir lavée encore et encore, ce n’est jamais parti. Mais je la garde, cette veste. Un jour, je la montrerai à mes enfants et je leur expliquerai cette fameuse nuit où j’ai rencontré à la fois le pire et le meilleur de l’homme. »"
Le 11 mai, Saad et le groupe de jeunes amis syriens avec lesquels il venait de traverser la Grèce se sont fait attaquer en Macédoine. Avec la photographe Myrto Papadopoulos, nous les avions alors accompagnés tout au long de cette nuit vers l’hôpital grec qui les a soignés après que leurs agresseurs les ont refoulés en Grèce. Puis au poste de police où ils ont pris le temps de raconter dans le détail ce qui leur était arrivé. Des heures intenses. Le lendemain soir, ils repartaient tous à l’assaut de la Macédoine. En empruntant cette fois des voies moins balisées et moins exposées à la violence des mafias qui contrôlaient à cette époque la route des migrants dans les pays des Balkans de l’Ouest.
Tout au long du voyage, Saad a envoyé, par le biais de la messagerie WhatsApp si populaire chez les Syriens déracinés, des photos, des vidéos, des enregistrements audio… jusqu’à son arrivée dix jours plus tard en Allemagne. C’est à Amberg, en Bavière, que nous le retrouvons six mois plus tard. Pour l’occasion, Saad a fait venir une quinzaine de ses amis dans le centre pour demandeurs d’asile où il loge. "« Lorsque nous sommes arrivés à Ratisbonne, en Allemagne, nous avons été placés dans un grand camp d’enregistrement tous ensemble. Nous y sommes restés vingt jours. »" Le temps que la police réalise les opérations d’enregistrement avec photo, vérification des passeports, prise d’empreintes.
Différences culturelles
"« Là, je dois dire que toute l’Europe a nos empreintes, rigole Saad. On nous les a prises en Grèce, en Serbie, en Hongrie… On est devenus super pro pour nettoyer l’encre sur nos doigts ! »" On leur pose aussi beaucoup de questions personnelles. "« On m’a interrogé sur mon lien à ma religion, si j’avais des armes en Syrie – on a tous des armes en Syrie ! –, si j’avais participé à la guerre, par où j’étais passé pour arriver en Allemagne… Et puis ils m’ont demandé aussi de tout mettre par écrit. »" Après le dépôt officiel de leurs demandes d’asile, le groupe est divisé. "« On nous a envoyés aux quatre coins de l’Allemagne et on ne se voit pas souvent. »" Les retrouvailles sont joyeuses. Leur force vitale et leur unité semblent plus fortes que jamais. Et leur autodérision est proprement hilarante.
Environ 200 réfugiés en attente d’asile vivent dans ce centre totalement ouvert. Des Syriens donc, mais aussi des Irakiens, des Erythréens, des Nigériens, des Somaliens. Les groupes se forment plutôt par nationalités que par tranches d’âge. Il y a des sanitaires et une cuisine commune à chaque étage. Des chambres à deux ou quatre lits. Le centre est bien tenu, propre et chauffé.
A peine avons-nous eu le temps d’enlever nos chaussures pour nous asseoir sur le vaste tapis de la salle commune que ces jeunes hommes se lancent dans une arada, un long chant improvisé où chacun tour à tour ajoute au refrain un peu de son humeur du jour. Et ce jour-là l’humeur est bonne. L’arada exalte pêle-mêle l’héroïsme de la résistance syrienne, les petites misères de la vie de réfugié, mais aussi les jolies filles allemandes que l’on aimerait bien épouser. La chicha chargée de tabac à la pomme tourne. Et bientôt tous se lèvent et se mettent à danser sur des chansons syriennes enregistrées dans les téléphones portables.
Ce soir-là, l’heure n’est pas aux longues discussions politiques. D’ailleurs, Saad affirme qu’il déteste la politique qui, selon lui, n’a pour but "« que de prendre le contrôle des gens et de leurs vies »". Lorsqu’il était étudiant à Damas en fac d’informatique, il a lu nombre de manuels de management pour apprendre à motiver les employés d’une entreprise. "« Ce sont des techniques qui m’ont servi sur la route à remotiver les potes lorsqu’on avait le moral dans les chaussettes. Chanter, faire la fête, rester heureux, c’est important. »"
Les blagues portent sur ces différences culturelles qui les étonnent chaque jour. "« Ici, tu ne peux pas t’approcher pour caresser la tête d’un enfant. Les mères, elles croient que tu veux leur voler leur môme ! »", s’esclaffe Mohammad, qui se fait appeler Antonios depuis la Grèce. "« Le plus bizarre, c’est qu’ici on serre la main aux hommes et on embrasse les filles sur les joues alors qu’en Syrie c’est l’inverse »", rebondit Saad.
Le lendemain, les hommes tiennent à préparer un repas syrien. En route donc pour le centre-ville, à 2 km à pied. Leur groupe, bruyant, joyeux, détonne et perturbe la tranquillité de cette petite ville bavaroise occupée à préparer les festivités de Noël. Sur la place centrale, devant la cathédrale et un grand sapin en cours de décoration, chacun sort son portable. "« Il y a du Wi-Fi gratuit ici »", souligne Nael, un ami d’enfance de Saad, originaire comme lui de Deir ez-Zor dans l'est de la Syrie et étudiant avec lui à Damas. Un calme relatif s’installe. "« On mate les filles. Elles sont trop belles, les Allemandes, mais c’est pas très facile de leur parler, ici, à Amberg »", sourit Saad. "« A Darmstadt, près de Francfort, où se situe mon centre, elles sont plus ouvertes. Elles ne nous regardent pas comme des punaises, comme les Bavaroises »", explique Nael à ses amis.
Les filles, le sexe… une grosse préoccupation pour ces jeunes hommes seuls depuis des mois. "« Ici, à Amberg, il y une maison close. Pour 50 euros, tu passes vingt minutes avec une fille. Elles sont toutes bulgares ! A Francfort, c’est moins cher, tu peux le faire pour 25 euros. »"
« Difficile d’être discipliné »
Dans la boutique halal turque de la ville, ils achètent légumes, épices et beaucoup de persil frais pour préparer un taboulé et une salade fattouche. Pour le poulet, direction Lidl. "« C’est moins cher et il y a du poulet halal congelé »", affirme Nael, cuisinier en chef. Chacun a son rôle dans ce groupe soudé par la route. Il y a Saad, le leader, accepté par tous ; Nael à la cuisine ; Mohammad « Antonios » le pitre ; Jalil le beau gosse, costaud et fort en gueule ; Mouyad l’introverti… "« Sur la route, ces qualités se sont avérées complémentaires. Nous sommes devenus comme une cellule, plus fusionnelle encore qu’une famille »", raconte Saad. Une solidarité plus nécessaire que jamais, car cette Allemagne si fantasmée se révèle bien plus compliquée à apprivoiser que prévu.
Autour du dîner, les langues se délient. Et, cette fois, c’est toute l’amertume de leur nouvelle vie qui s’exprime. "« En Syrie, nous étions tous en passe de devenir des hommes. Nous finissions nos études, nous avions des petites amies, nous pensions mariage et travail et voilà qu’ici nous sommes de nouveau des enfants, non plus des hommes »", résume Saad. Premier mur, difficile à franchir, qui les coupe du monde qui les entoure, la langue. En Allemagne, les cours payés par l’Etat ne commencent qu’une fois que le réfugié a obtenu l’asile et encore, lorsqu’il y a de la place dans les centres réservés à cet apprentissage. "« Dans les grandes villes, il y a des associations qui donnent des cours gratuits, mais ici, dans les petites villes ou les villages de Bavière, il n’y a rien, regrette Mouyad. Alors on essaie tout seul sur nos portables, mais c’est difficile d’être discipliné. »"
Le débat s’engage alors sur la nécessité de rester discipliné justement, de ne pas se laisser dévorer par l’ennui, la monotonie de journées qui se ressemblent toutes. "« Tant que l’on n’a pas l’asile et que l’on ne parle pas allemand, on ne peut pas travailler. C’est horrible de tourner en rond chaque jour. On devient fou. Y a des gens ici qui se battent dans le centre simplement pour que quelque chose se passe ! »", raconte Mahmoud, à la carrure d’athlète.
Sous la pression du patronat allemand en quête de main-d’œuvre dans un pays à la démographie déclinante, le gouvernement a pourtant assoupli les conditions d’accès au marché du travail. Depuis novembre 2014, les réfugiés sont autorisés à travailler ou à entamer une formation professionnelle trois mois après leur arrivée, au lieu de neuf mois auparavant. Mais, dans les faits, il reste difficile pour une entreprise de prendre le risque d’embaucher un réfugié sans qu’il parle allemand et avant qu’il ait obtenu l’asile, ce qui peut prendre jusqu’à dix mois.
Se fixer des objectifs, avoir un plan pour l’avenir, chercher les moyens d’y parvenir… Alors qu’ils ont montré une endurance exemplaire sur la route, beaucoup sont aujourd’hui dépassés par l’ampleur de la tâche. "« Ils arrivent bien souvent épuisés, leur famille leur manque énormément et ils sont nombreux à sombrer dans la dépression, car se reconstruire demande des efforts qu’ils n’avaient pas soupçonnés, explique un docteur qui reçoit bénévolement les réfugiés à Amberg. Je prescris pas mal d’antidépresseurs. Beaucoup aussi sont devenus accros aux amphétamines, qui leur permettaient de tenir le choc physiquement sur la route, et ont maintenant des troubles d’humeur. »"
"« Pas mal de réfugiés ici dans le centre se mettent à fumer de la drogue ou à boire de l’alcool pour débrancher, se désole Saad. Moi, je vais marcher et je me suis mis à peindre, mais j’ai la chance d’avoir un père qui m’a appris la discipline personnelle. Me laisser aller, ce serait le décevoir. J’essaie de contrôler les idées noires qui m’assaillent la nuit car, si je contrôle mes idées, alors je contrôle ma vie. »"
Abed Alrheman, ce jeune homme blessé par la balle d’un sniper à Deir ez-Zor et que le groupe a transporté en brouette dans les Balkans, serait presque tenté, lui, de retourner en Syrie. "« Au moins, là-bas, j'aurais ma famille. »" Malgré sa condition de handicapé qui devrait lui ouvrir des droits à une protection accrue de la part des services d’asile, Abed Alrheman a été envoyé dans un petit village à 70 km d’Amberg. Dans un ancien hôpital psychiatrique isolé en pleine campagne, à 3 km de la première boulangerie. "« Là-bas, c’est la Bavière profonde. Dès que je sors, on me dit : “Sale Arabe, retourne chez toi.” J’ai longtemps cru que toute l’Allemagne était comme ça et puis un ami m’a emmené deux jours à Berlin et j’ai vu qu’une autre vie était peut-être possible là-bas. Il y a même des Allemands qui accueillent les réfugiés chez eux ! Un truc impensable dans mon patelin de Bad Kötzting. »" Abed a été gravement blessé en Syrie, il est depuis paralysé des deux jambes. Même si les démarches sont longues, le centre lui a quand même permis de se faire soigner.
« Tout réapprendre »
Saad et ses amis savent qu’ils sont dans un Land qui ne voit pas leur présence d’un bon œil. Horst Seehofer, le président de l’Union chrétienne-sociale (CSU), alliée bavaroise de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) d’Angela Merkel, prône depuis des mois l’abandon de la "« culture de l’accueil »" (« Willkommenskultur »), qui a encouragé selon lui l’arrivée massive de réfugiés en 2015 en Allemagne. Michael Cerny, le maire d’Amberg, se veut, lui, plus ouvert. S’il regrette le manque de coordination et de planification au niveau régional, il estime cependant que la situation est sous contrôle dans sa ville. "« Nous avons aujourd’hui un peu plus de 500 réfugiés et 600 places d’accueil que nous allons porter à 1 000 dans les prochains mois. C’est tout à fait gérable. Le gros du financement vient du Land de Bavière. Je mobilise 1 million d’euros sur mon budget de 130 millions annuels pour aider les réfugiés. Je n’enlève donc rien à mes administrés et, tant que cela reste comme cela, je devrais réussir à contenir les démonstrations de rejet. Je pense que cela restera gérable jusqu’à 2 000 migrants. Après, cela déstabilisera les équilibres locaux. »"
Le millionième migrant a été enregistré début décembre 2015 en Allemagne. L’effort collectif est immense. Surtout si l’on considère ce que l’Etat tente d’accorder à chaque demandeur d’asile. "« En plus du logement, nous recevons chaque mois 365 euros pour nous nourrir, nous déplacer ou nous habiller. Et, une fois que l’on aura reçu l’asile, on touchera 399 euros par mois »", précise Saad. Il le sait, il devra alors déménager, chercher un appartement. "« J’irai sûrement rejoindre les copains à Darmstadt, mais trouver un appart relève du parcours du combattant car c’est le “job center” [l’équivalent local du Pôle emploi local, qui gère aussi les services sociaux] qui paiera nos loyers, jusqu’à 400 euros par mois. Le problème, c’est que les propriétaires allemands, lorsqu’ils entendent “job center”, fuient à toutes jambes car ils ont peur qu’on soit des cas sociaux qui allons ravager leurs apparts. »"
Saad pense rester encore un temps dans l’espèce de cocon qu’est devenu pour lui le centre d’Amberg. "« Le temps en tout cas d’apprendre vraiment bien la langue. Je ne veux pas juste le niveau B1 qui nous donne accès aux écoles techniques et à la formation professionnelle. Je veux le niveau B2, parce que je souhaite aller à l’université poursuivre mes études d’ingénieur informatique et trouver un bon boulot après. Je sais que j’ai trois années très dures devant moi. Je dois tout réapprendre. Je me dis qu’avec cette nouvelle langue je vais devenir une nouvelle personne. Je vais me réinventer. »"
Jusqu’à ce qu’ils maîtrisent la langue, qu’ils trouvent un logement, un travail ou une formation, Saad, Nael, Antonios, Jalil et les autres mènent une vie comme suspendue. "« Finalement, ce mois que nous avons passé sur la route, malgré les dangers, cela reste le meilleur mois de notre vie, assurent-ils. Nous étions libres, nous ne dépendions que de nous-mêmes, à manger des baies et dormir à la belle étoile. C’était une aventure intense, tous les jours. On se sentait puissants. »" Saad commencera les leçons d’allemand bientôt. Une fois la langue maîtrisée, il tentera de quitter Amberg pour une autre ville d’Allemagne.
Interview de Michael Cerny
Maire d’Amberg (Bavière)
Combien de réfugiés accueillez-vous aujourd’hui à Amberg ?
Nous avons aujourd’hui à peu près 600 places d’accueil réparties entre un ancien gymnase et une ancienne école. Mais nous allons porter dans les prochains mois la capacité d’accueil à 1 000 places. Mon objectif est de créer de petites unités, des maisons abritant quelques familles au maximum, mais dans tous les quartiers de la ville car nous devons éviter de créer des ghettos et nous devons aussi impliquer le réseau associatif pour intégrer ces réfugiés. L’intégration ne peut pas venir d’en haut, il faut que tout le monde se mobilise.
Vous semblez très serein…
Je suis à la tête d’une ville de 42 000 habitants et, pour l’instant, la situation est tout à fait gérable. Le gros du financement vient du Land de Bavière. Je mobilise 1 million d’euros sur mon budget de 130 millions annuels pour aider les réfugiés. Je n’enlève donc rien à mes administrés et tant que cela reste ainsi, je devrais réussir à contenir les démonstrations de rejet. Je pense que cela restera gérable jusqu’à 2 000 migrants. Au-delà, cela déstabilisera les équilibres locaux.
Pour l’instant, il ne semble pas y avoir de plafond au nombre de réfugiés que l’Allemagne va accueillir…
Je pense, en tant que chrétien, que nous avons la responsabilité d’accueillir et d’aider ces gens qui fuient la guerre. Mais nous ne pourrons pas le faire de manière illimitée, si l’on veut réussir leur intégration. Il faut être responsable dans la compassion. Personne n’était prêt face à ce phénomène. Nous ne pouvons pas nous défiler, mais nous devons veiller à respecter les équilibres locaux pour ne pas nourrir les discours xénophobes.
L’effort est-il coordonné efficacement dans tout le Land ?
Non, et c’est bien le problème. Je sais la veille au soir quand un nouveau bus de 30 nouveaux réfugiés va arriver. Il n’y a pas de planification suffisamment efficace. L’Etat central doit intervenir davantage et mieux. Et puis je ne sais pas assez de choses sur les gens que l’on m’envoie. Cela rassurerait mes administrés si je pouvais leur assurer que les réfugiés qui arrivent ont été parfaitement identifiés.
Texte Adéa Guillot
_________________ « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »Влади́мир Ильи́ч Улья́нов This is such a mind fuck.
|
|