Inscription: 09 Juil 2007 12:54 Messages: 16378 Localisation: Paris
|
48 heures dans la tête de Nicolas SarkozyM le magazine du Monde | 11.07.2014 à 07h57 • Mis à jour le 11.07.2014 à 08h40 | Par Emeline Cazi - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
L'air grave, celui des mauvais jours, est raccord avec les tons sombres du costume. Un plateau de verre sépare Nicolas Sarkozy de ses interlocuteurs, deux journalistes de TF1 et d'Europe 1 qu'il a conviés dans ses locaux de la rue de Miromesnil, à Paris. L'ancien président de la République veut dénoncer devant les Français "l'instrumentalisation politique" de la justice qui vient de le mettre en examen, le 2 juillet, pour "corruption active" et "trafic d'influence".
Plus de neuf millions de téléspectateurs suivent cette intervention réglée et calibrée dans les moindres détails. Ils étaient deux fois plus nombreux, trois ans plus tôt, à écouter le même homme avec son même air grave, son costume sombre et sa cravate bleu marine, venu commenter en simultané sur TF1, France 2, France 3 et M6 un double événement : le soulèvement de la rue arabe et les départs de Michèle Alliot-Marie et de Brice Hortefeux du gouvernement Fillon. Près de dix-huit millions de téléspectateurs étaient devant leur télévision dimanche 27 février 2011, à 20 heures.
Dans le fond, tout sépare ces deux interventions – une opération déminage et un discours présidentiel à portée électoraliste. Dans la forme, le même professionnalisme traduit la même minutie dans la préparation, le même savoir-faire dans la fabrique de l'information. Mercredi 2 juillet, quelques heures à peine après sa sortie du bureau des juges, Nicolas Sarkozy a réuni une poignée d'indéfectibles fidèles – le député Christian Estrosi, le préfet Michel Gaudin, les inconditionnels conseillers com' Véronique Waché et Franck Louvrier, pour préparer une interview-riposte à ses quinze heures de garde à vue. L'entretien, diffusé le soir même au "JT" de TF1, est enregistré dans l'après-midi. Nicolas Sarkozy n'est pas mauvais en direct, mais, là, aucune chance n'a été laissée à l'improvisation.
LE DISCOURS BIEN EN BOUCHE
L'allocution de l'hiver 2011 avait, elle, été tournée en fin de journée, dans la bibliothèque de l'Elysée. Une seule prise a suffi. Nicolas Sarkozy avait le discours bien en bouche, il "a bien détaché les phrases importantes dans l'intonation", ont estimé ses conseillers. Les chiens qui aboyaient dehors ne se sont pas entendus. Trois petites secondes seulement ont été coupées au montage, le chef de l'Etat trouvait qu'il ressemblait "à une momie". Initialement, il ne voulait pas d'une mise en scène aussi solennelle, "trop immobile", "trop coupée de la réalité" mais, ça, l'histoire officielle ne le dit pas. Un simple communiqué pour annoncer le remaniement et, le lendemain, un face-à-face au "palais" avec David Pujadas et Laurence Ferrari, pour s'exprimer sur les printemps arabes, suffisaient, pensait-il. Photomontage Jean-Baptiste Talbourdet/M Le magazine du Monde Photomontage Jean-Baptiste Talbourdet/M Le magazine du Monde | Photos Philippe Wojazer/Reuters et Eric Feferberg/AFP
Mauvaise idée, ont répondu ses communicants. Les journalistes, "grotesques", ne seront "pas à la hauteur de l'événement". Ils "tireront vers le bas", poseront les questions qui fâchent sur les affaires de MAM et les mauvais résultats de "Brice" à l'intérieur. Thierry Thuillier, l'ex-"M. International" de France 2, ferait à la rigueur l'affaire, mais Patrick Buisson, le conseiller politique, qui tenait absolument à "un dialogue direct entre le président et les Français", a rappelé au chef de l'Etat l'"excellente" audience de son intervention "pendant les grèves" de 2008, en a rajouté un peu sur son aisance devant la caméra. Et Nicolas Sarkozy s'est laissé convaincre.
MANIAQUE DU DICTAPHONE
Il est rare d'avoir accès aux secrets de fabrication des discours présidentiels. Les réunions de préparation se tiennent à l'abri des oreilles indiscrètes, les informations n'en fuitent que par bribes. Lorsque, bien des années plus tard, les historiens tentent de décrypter le sous-texte des allocutions, les archives laissées par les dirigeants sont bien souvent leur seul matériau d'étude. Il est illusoire de vouloir trouver dans ces mémoires une trace des jeux d'influence et des intérêts particuliers qui ont guidé telle ou telle décision politique.
Les coulisses de l'intervention du dimanche 27 février 2011 – l'une des meilleures audiences du président Sarkozy pendant son quinquennat – ont cette particularité d'avoir été enregistrées. Ça n'était pas prévu, pas voulu, ni même imaginé par l'Elysée. Mais, dans le huis clos qui s'est tenu ce week-end-là au pavillon de la Lanterne, à Versailles, puis à Paris, figurait un certain Patrick Buisson. L'homme, maniaque du dictaphone, avait – et a peut-être toujours – la fâcheuse habitude de laisser son enregistreur tourner pendant des heures, y compris en allant aux toilettes.
La révélation de l'existence de ces bandes puis la publication de certains extraits ont fait scandale au printemps. L'ancien président de la République et ses très proches se sont sentis trahis lorsque leurs échanges se sont retrouvés en page 3 du Canard enchaîné et sur le site Atlantico. L'affaire a été portée devant les tribunaux. Le 3 juillet, la cour d'appel de Paris a confirmé l'interdiction de la diffusion des enregistrements, mais le débat entre les partisans de l'inviolabilité des conversations privées et les défenseurs du droit à l'information n'est pas définitivement tranché.
Lire l'enquête : L'histoire secrète des enregistrements Buisson
Si M Le magazine du Monde a décidé de revenir sur ces cinq heures et demie de conversations captées il y a un peu plus de trois ans lors de la préparation d'une intervention télévisée, c'est que leur décryptage minutieux livre les secrets de fabrication de la politique-spectacle sous Nicolas Sarkozy. Elles révèlent aussi les stratégies du discret mais très influent Patrick Buisson pour imposer son idéologie ultradroitière et conserver le pouvoir.
LE QUINQUENNAT, UNE « CONNERIE »
"Je suis fils d'un camelot du roi, je suis royaliste, je suis monarchiste", explique-t-il ce week-end-là à Jean-Michel Goudard, son complice dans la bande des conseillers particuliers du président. Gouverner n'a de sens à ses yeux que dans la durée. "La connerie, c'était le quinquennat, peste-t-il. On aurait un septennat, on n'aurait pas de problème de réélection de Nicolas." La suite de l'histoire est connue. La chute de Nicolas Sarkozy en 2012, la promesse qu'on ne l'y reprendra pas, et désormais cette mise en examen qui vient contrecarrer ses velléités d'y retourner.
Mais, entre-temps, la stigmatisation de l'étranger, la diabolisation de l'islam, tous les attributs historiques de l'extrême droite se sont installés durablement dans le discours politique français. On a largement accusé le conseiller de l'ombre du président d'être à l'origine de la dérive idéologique de la campagne. "Patrick Buisson n'est pas dans mon cerveau", a répondu Nicolas Sarkozy. Certes, mais l'ancien journaliste de Minute et de Valeurs actuelles est là, présent, omniprésent, à pinailler sur une virgule, à batailler pour changer un adjectif dans un discours. Dans chacune de ses interventions pointent les prémices de la campagne à venir.
Le ton est donné dès le matin du 26 février 2011. Les conseillers du président ont rendez-vous à la Lanterne, où le patron a désormais ses habitudes le week-end. Le pavillon de chasse de Versailles était historiquement réservé aux locataires de Matignon, mais Nicolas Sarkozy se l'est attribué aussitôt arrivé à l'Elysée. Il avait connu les lieux sous Balladur, les avait trouvés charmants, moins étriqués que le Faubourg-Saint-Honoré. Pour respirer en famille, c'est idéal. Pour le footing, le paradis. Le président se vante d'ailleurs de connaître les 750 hectares du parc "absolument par cœur". Et, en cas d'urgence, Paris n'est qu'à trente minutes de voiture.
Ils sont tous là, ou presque, au salon, à attendre que "Nicolas" termine son "sport", justement : Henri Guaino, la plume, le fidèle et discret bras droit Claude Guéant, mais aussi Pierre Giacometti, le spécialiste de l'opinion. L'ami publicitaire Jean-Michel Goudard n'est pas en très grande forme mais tenait à cette réunion. Patrick Buisson a fait voiture commune avec Franck Louvrier, le dircom de l'Elysée. On plaisante, on rit, on se charrie entre gens de bonne compagnie. Il ne faut "pas confondre Eric Zemmour et Elie Semoun, lance l'un d'eux, très sérieux. Ils se ressemblent. Pour moi, c'était la même personne, je ne comprenais pas pourquoi ils mettaient un Z et un S de temps en temps. Zemmour, Semour". Les rires repartent de plus belle. Personne dans la pièce ne se doute à ce moment qu'un enregistreur capte tous leurs propos.
LE DÉPART D'HORTEFEUX, UNE PREMIÈRE VICTOIRE
Nicolas Sarkozy a couru près d'une heure malgré la pluie. Il s'installe à côté d'"Henri", montre un autre fauteuil à "Pierre". "Vous savez comme je suis : je m'assieds toujours à la même place, je mange toujours la même chose." S'il les a convoqués à Versailles ce samedi matin, c'est qu'il a besoin de leurs lumières sur la manière d'annoncer le remaniement. Michèle Alliot-Marie, empêtrée dans ses affaires immobilières tunisiennes, ne passera pas le week-end, c'est acté depuis le milieu de la semaine. Les quarante-cinq signatures recueillies sur la pétition de soutien lancée par son directeur de cabinet n'y changeront rien.
Alain Juppé sera parfait en ministre des affaires étrangères. "Je trouve que ça fait professionnel. Je ne dis pas que c'est extraordinaire, concède le chef de l'Etat. C'est un type solide, carré, courageux pour un certain nombre de raisons personnelles dans lesquelles je ne veux pas rentrer." Patrick Buisson émet une réserve sur le "poids politique considérable" donné à un homme "synonyme de la plus grande catastrophe électorale de la droite en 1997" et mû par "un certain autisme à l'égard de ce que sont les électeurs populaires en France". Photomontage Jean-Baptiste Talbourdet/M Le magazine du Monde Photomontage Jean-Baptiste Talbourdet/M Le magazine du Monde | Photos Philippe Wojazer/Reuters et Eric Feferberg/AFP
Le président ne changera pas d'avis, il le voit. N'insiste pas. Là n'est pas l'essentiel. Brice Hortefeux part, c'est une première victoire. Patrick Buisson y travaille "depuis un mois". "Trois, quatre fois", il est revenu "à la charge" pour convaincre le chef de l'Etat de se séparer de son presque frère, de « se couper un bras", comme il dit. Les chiffres du ministre de l'intérieur sont mauvais, une condamnation pour injure raciale après sa désormais célèbre blague auvergnate lui pend au nez. "Il n'a pas le physique, il est notable de province. Il n'incarne pas la fonction", admet le président devant ses collaborateurs, comme pour se persuader. "Un bras en plastique" qui « a reçu du gaz incapacitant", marmonnera plus tard Patrick Buisson. "Et puis Brice, il a pas à déconner, poursuit Nicolas Sarkozy. J'ai été quatre ans ministre de l'intérieur, moi quand j'ai dit "la racaille", y avait un sens à ça. On peut être pour, on peut être contre, mais y avait un sens." Il faudra le prévenir quand même suffisamment tôt : "Parce que ce con-là n'a pas gardé d'appartement."
« AMORCER LA RECONQUÊTE »
Les nouveaux rôles distribués, le principe de l'allocution télévisée validé, quel est le message ? Patrick Buisson mûrit son scénario depuis plusieurs jours. Jean-Michel Goudard est dans la confidence. Ce remaniement est l'occasion rêvée d'alerter sur le "péril imminent" que ferait planer le soulèvement de la rue arabe. Mai 2012, c'est demain. Il y a urgence à préparer les conditions d'une réélection.
"Le message de dimanche soir [...] est extrêmement important. C'est de là que peut s'amorcer la reconquête, expose Patrick Buisson à Franck Louvrier dans la voiture qui les mène à Versailles. Moi, je suis pour la dra-ma-ti-sa-tion ! Les images de la place de Tripoli, les images de Bahreïn, les images de Jordanie, c'est une déstabilisation à côté de laquelle la chute du mur de Berlin..."
"Là, on prend tout", reconnaît le chargé de com. Lui aussi a vu cette "image terrible" sur les chaînes d'info : "Un bateau qui arrive... avec pleeeiin de milliers de mecs... sortir [...]. Mais alors, imagine ça, ça se produit !" Patrick Buisson imagine bien. "C'est le livre de Raspail, Le Camp des saints, qui vient d'être réédité." Le roman, un brûlot "odieusement raciste" selon la critique, raconte les conséquences de l'arrivée d'un million de migrants sur la Côte d'Azur. Publié une première fois en 1973, il rencontre un nouveau succès lors de sa réédition, en février 2011.
Arriver avec deux alliés autour de la table, c'est mettre toutes les chances de son côté pour obtenir l'adhésion du groupe. C'est du moins le calcul du conseiller Buisson. Les réticences n'arrivent pas forcément d'où il le craignait. A sa grande surprise, même Pierre Giacometti – il apprendra plus tard que Jean-Michel Goudard l'a appelé dans la semaine – partage son analyse. Dernier à prendre la parole, Patrick Buisson n'a "pas grand-chose à ajouter", ou presque : "Depuis hier, les images [...] font craindre des mouvements et des flux incontrôlables. La situation internationale nous permet de tenter une opération politique dictée par les événements. Elle est opportuniste mais en rien artificielle [...]. La dramatisation est de mise." Nicolas Sarkozy tique un peu, en revanche. "Entre nous, c'est pas parce que le monde arabe est en fusion que je remplace Hortefeux et Alliot-Marie. Il faut faire gaffe quand même [...]. Il faut que l'analyse ne soit pas stratosphérique et les décisions plus basses."
N'empêche, et n'en déplaise à Henri Guaino – pour qui la "politique sécuritaire" n'est "pas une fin en soi" –, l'agitation de "l'autre rive de la Méditerranée" et ses supposées conséquences seront le fil rouge de l'allocution du lendemain. D'intégration, il ne sera quasiment pas question. De rassemblement, pas davantage. Exactement comme l'espérait Patrick Buisson.
« PAS BESOIN DE PROMPTEUR, C'EST UN GÉNIE! »
"Bonjour, bonjour à vous ! Vous dérangez pas, restez assis, ne vous dérangez pas... Je vous embrasse alors." L'apparition de Carla Bruni-Sarkozy, si enjouée au milieu de leur conciliabule, a quelque chose de surréaliste. Elle dit bonjour à "Patrick", claque la bise à "Franck" et "Henri", "saluuue" "Claude", le "cardinal". "Ça guérit", cette petite blessure au doigt ? Parce que je veux te reprendre à la guitare dans mon groupe." "Ça va, tu tiens le coup ?", demande-t-elle à son mari. "Ça va, vous n'êtes pas trop embêtés ?" La télévision est affaire de professionnels. Ex-mannequin, la première dame s'y connaît en cadrage et prise de vue. Elle ne comprend toujours pas pourquoi les cameramen s'obstinent à filmer son mari "d'en bas". "Nicolas, lui, il est très basique. Y'a pas besoin d'agrémenter les coupes." "On éclaire par le bas, comme le font d'ailleurs tous les producteurs [...], ça embellit, ça arrondit, ça éclaire bien. Mais on filme, ou face à face, ou..., mais pas un petit peu en bas ! La dernière fois, c'était pour les vœux. Ouuuhh !" Si c'est le prompteur qui gêne, qu'on le retire, ajoute-t-elle. "Il n'en a pas besoin [...], c'est un génie."
La veille, Nicolas Sarkozy dînait avec Recep Tayyip Erdogan, le premier ministre turc. "[S]es filles ont été obligées de faire des études aux Etats-Unis [parce qu'] elles ne peuvent pas aller en fac voilées [en Turquie], raconte-t-il. Le premier ministre turc qui dit ça !
– C'est pour ça que, moi, coupe sa femme, je suis tout le temps contre tous ces débats sur ce qu'il faut faire [avec le voile] dans ce pays." D'ailleurs, s'interroge-t-elle, "les Français, ça les concerne tout ça ?"
– Oui, oui, il y a la sirène de l'islam, grince Patrick Buisson, un brin agacé.
– Et puis l'immigration, surtout, ajoute un autre.
– Mais ce qui les intéresse , c'est ce qui arrive dans leur jardin, insiste la première dame. Et est-ce que ça arrive dans leur jardin, pour l'instant, si ?
– Ah, mais ça va arriver, assure Nicolas Sarkozy. Il y a un million de personnes qui fuient la Libye.
– Non mais attends, [il suffit de] les mettre en Italie", réplique-t-elle.
– Oui, mais enfin, une fois qu'ils sont en Italie, c'est pareil, dit le chef de l'Etat.
– On les envoie chez Berlu, en Sardaigne !", lâche-t-elle, fière de sa trouvaille.
SONDAGES POUR « MÉDIATEUX »
A chaque conseiller du président ses obsessions. Patrick Buisson voit rouge dès qu'une barque traverse la Méditerranée. Il espère les dérouter à coups de sondages glissés opportunément aux "médiateux" – il méprise profondément les journalistes. L'étude lancée sur l'idée que se font les Français de la présence de viande hallal dans les cantines, de la mixité dans les salles de sport et de la présence d'un médecin homme à l'hôpital pour soigner les patientes musulmanes aurait recueilli entre "78 et 85 % " d'opinions favorables. Elle trouvera facilement preneur, c'est certain – "c'est vraiment le quotidien des Français" –, mais Patrick Buisson attend le "moment opportun".
Franck Louvrier raisonne, lui, mises en scène et bruit médiatique. Par bonheur, rien n'a encore fuité sur l'intervention du lendemain – une "pépite". C'est parfait, cela va permettre de "laisser vivre l'événement" du retour des otages. Françoise Larribe, Jean-Claude Rakotorilalao et Alex Awando ont été libérés au Niger dans la nuit de jeudi à vendredi. Le Falcon doit se poser à Villacoublay à la mi-journée. Une réception est prévue dans l'après-midi à l'Elysée. "Moi, j'avais envie de donner au JDD l'exclu de la photo des otages, suggère Nicolas Sarkozy. Parce que ça fait quand même du bruit, non ?" Sur "les télés, les radios, c'est bien sorti", confirment ses conseillers, les quotidiens y ont tous consacré une page.
La réunion s'achève après une heure et demie de discussions et tergiversations. Patrick Buisson rentre à Paris avec "Jean-Mi".
"C'est dur, lâche-t-il, une fois le portail de la Lanterne derrière eux.
– De quoi ? De venir ici ?
— Non, la présence de… Carla, en référence à ses sorties intempestives pendant leur réunion.
Une chose tracasse plus sérieusement le conseiller politique, c'est le départ de l'Elysée de Claude Guéant – le conseiller spécial du président sera nommé dans quelques jours au ministère de l'intérieur à la place d'Hortefeux. "Qui soutient-on derrière Guéant ? Parce que tu vois, explique-t-il à Jean-Michel Goudard, l'avantage de Guéant depuis trois mois, c'est qu'il connaissait un petit peu les dossiers, notamment pour les affaires auprès du parquet. Il se mouillait un petit peu." A quelles "affaires" les deux hommes font-ils référence ? Celle du financement de la campagne de 2007 par de supposés versement libyens ? Celle dite des sondages de l'Elysée dans laquelle sont dénoncés des marchés à plusieurs millions d'euros sans aucun appel d'offres et dont Patrick Buisson est le principal bénéficiaire ?
Pour le reste, tout s'est déroulé exactement comme ils l'escomptaient. "Tu vois que, quand on se met d'accord sur une analyse irréfutable, à deux, on a tout vendu. [...] Giaco, c'est bien, s'est rallié entièrement [...]. Même Sarkozy n'a pas le sentiment qu'il a acheté l'idée d'un tel ou tel, il a acheté un truc collectif. [...] La réalité, c'est que c'est nous qui avons poussé, tous les deux, Jean-Michel." "Sans nous, il ne le fait jamais", remarque Jean-Michel Goudard, à propos de l'éviction d'Hortefeux. "On revient aux fondamentaux", se félicite Patrick Buisson, mais "il ne faut pas qu'il émascule le propos sur les périls".
Quand ils pensent à Pierre Giacometti, qui plaidait pour un paragraphe sur "l'intégration", et à "Nicolas", qui voulait "rajouter un truc [sur] le rassemblement"...
— Mais rien à foutre !
— Et de l'intégration non plus, tranche Patrick Buisson. Au moment où il en arrive 500 000 de plus. On n'arrive déjà pas à intégrer les six millions qu'on a..."
Les deux hommes se quittent avec "le sentiment du devoir accompli".
« ÉTATS D'ÂME, OUI; HÉSITATIONS, NON ! »
La suite se déroule le lendemain à l'Elysée. Les dernières retouches sont apportées au discours. Au détour d'une conversation, on apprend que NKM a failli devenir numéro trois du gouvernement Fillon, mais les conseillers du président lui ont préféré Gérard Longuet, le ministre de la défense. "Ça fera plaisir aux militaires."
"Vous avez pas d'état d'âme sur Brice ?", demande Nicolas Sarkozy, toujours pas tranquille à l'idée de sacrifier son meilleur ami. "Des états d'âme, on en a tous. On aime tous Brice, assure Patrick Buisson. Le problème, c'est de faire un choix politique, voilà." Même question quelques minutes plus tard. Même inflexibilité : "Des états d'âme, on en a toujours, des hésitations sur la décision à prendre, non."
Nicolas Sarkozy part se changer et se maquiller. Patrick Buisson chantonne. La Marseillaise retentit. "Mes chers compatriotes..." L'enregistrement dure sept minutes. "Vraiment, vous êtes sans état d'âme ?", insiste Nicolas Sarkozy, en sortant de la bibliothèque. Silence. "T'as pas d'état d'âme, Henri ?" "Le pauvre Brice qui s'imaginait, après avoir été ministre de l'immigration, ministre du travail, ministre de l'intérieur, devenir ministre de la défense. Comment je lui explique ?", ressasse le chef de l'Etat à qui l'on a assuré que son ami retrouverait son poste de député européen.
« DES MINISTRES ARCHI-NULS »
Le discours a été inspecté à la virgule près, la mise en scène minutieusement soignée. Place désormais au service après-vente. En Sarkozie, on appelle cela "canonner". D'autres diraient porter la bonne parole. "C'est pas le remplacement des ministres qui est l'événement", insiste "une fois encore" Patrick Buisson. Le texte de l'allocution est envoyé à Jean-Pierre Raffarin et à Jean-François Copé. Le président de la République voudrait qu'on l'adresse aussi "à Mougeotte [...], ça lui fera plaisir". Patrick Buisson se propose plutôt de passer "un coup de fil" au patron du Figaro. Un sondage a aussi été commandé à OpinionWay. Pour 7 654,40 euros, on saura tout de l'opinion des Français sur la prestation de Nicolas Sarkozy.
Le soir même, le secrétaire général de l'UMP assure Brice Hortefeux d'une place de choix dans la campagne à venir. Le lendemain, François Fillon intervient en direct sur RTL, Henri Guaino cumule la matinale de Canal+, celle de France Inter et le plateau de "Complément d'enquête", le soir, sur France 2.
"Bon, ben écoute, ça, c'est un truc qu'on aura mené en quatre jours, tu vois, c'est pas mal, fait remarquer Patrick Buisson à Jean-Michel Goudard, lorsqu'ils quittent l'Elysée en fin d'après-midi.
– Tu as été quand même un superbe leader là-dessus. Bravo ! Bravo, et bien aidé par une personne de l'intérieur...
– ... par Guéant, s'amuse Buisson.
– Il boit du petit-lait, là, hein. Mais il fouette, il fouette.
– Ben oui, parce que maintenant, on va parler de lui dans son dos, il ne sera plus là.
– Je crois que MAM lui a quand même fabuleusement savonné la planche, ajoute le publicitaire. Et heureusement que Claude a tout suivi et connaît toutes les conneries qu'elle a faites. Parce que dans le genre, MAM, Bachelot, mon ennemi intime Darcos, tu découvres qu'à la tête de la République française, tu as des ministres archi-nuls.
– Archi-nuls, archi-nuls", acquiesce Patrick Buisson.
CES « RÉVOLTES ARABES » INSTRUMENTALISÉES
Son téléphone portable vibre. C'est Etienne Mougeotte. L'ancien patron de TF1 a été nommé à la tête des rédactions du Figaro en 2007. Il y restera jusqu'à l'été 2012, le temps d'un quinquennat. "Allô ! Etienne, est-ce que tu me laisses cinq minutes, j'te rappelle, et je vais te donner des choses. T'entends ? En exclusivité. Allez, à tout de suite."
Les titres dans la presse le lendemain, lundi 28 février 2011, parlent d'eux-mêmes. Libération rend hommage à Gainsbourg et consacre ses pages Evénement à ces ministres "emportés par la révolte arabe ». Le Parisien note "le tour de vis de Sarkozy face aux révolutions arabes". Le directeur du Monde, Erik Izraelewicz, prend la plume pour décrire une manœuvre "habile", mais "peu convaincante" : "Ces révoltes arabes sont utilisées aujourd'hui par le chef de l'Etat pour une vaste opération de politique intérieure."
Au téléphone avec Etienne Mougeotte, Patrick Buisson avait lourdement insisté : "On remplace les ministres parce qu'il y a une situation dans les pays du monde arabe extraordinairement troublée, on ne les remplace pas parce que, comme Michèle Alliot-Marie, ils ont été l'objet d'attaques de la part de la gauche." Le patron du Figaro semble avoir compris : le "nouveau et puissant flux d'immigration" qui "menace" l'Europe annonce des "jours difficiles", écrit-il en "une" du quotidien conservateur. On pourrait en rajouter, mais le titre de son édito – "Les 40es rugissants" – et la métaphore sur la tempête, filée d'un bout à l'autre, prouvent que le message est bien passé.
Emeline Cazi
_________________ « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »Влади́мир Ильи́ч Улья́нов This is such a mind fuck.
|
|