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Alan Moore, le minotaure de la contre-cultureL’écrivain a d’abord secoué la bande dessinée, dans les années 1980-1990, avec « V pour Vendetta » ou « Watchmen ». Au tour du roman : le vertigineux « Jérusalem » en résulte. - Cliquez ici pour faire apparaître le contenu caché
Sis à Londres, dans le quartier de Soho, le Groucho Club, cosy repaire pour artistes et gens de médias, est un terrier magique aux tons pimpants, tout en escaliers fantasques et salons embusqués. C’est là, au dernier étage de ce douillet labyrinthe, qu’avait été organisée par son éditeur, en septembre 2016 – à l’occasion de la sortie britannique de Jérusalem –, une rencontre avec Alan Moore, minotaure de la contre-culture, mythique scénariste de comics et de récits graphiques, magicien, showman, icône pop et surtout œil d’un salubre cyclone narratif qui n’en finit pas, depuis les années 1980, de bouleverser l’imaginaire contemporain.
On ne peut pas dire qu’Alan Moore entre dans une pièce. Il s’y matérialise. Crinière léonine pacifiée par une impeccable raie centrale, barbe de barde, fluviale et sans remous, regard de dragon triste, scintillant costume mauve de dandy psychédélique, doigts crénelés de chevalières gothiques enserrant la torsade serpentine d’une canne en bois blond : imaginez Joe Cocker peint par Gustave Klimt et vous brûlerez. Assis sur un fauteuil bas que sa stature de chaman chamarré élève immédiatement à la dignité de trône gnostique, Moore raconte les moments de sa vie liés à la genèse et aux secrets architecturaux de cette Sagrada Familia littéraire anglo-saxonne qu’est Jérusalem. « Mes handicaps m’équilibrent »
1 300 pages assemblées dix ans durant. Une saga qui s’amorce et se poursuit dans un lieu et un seul, Northampton, ville historique des Midlands, située à 100 kilomètres au nord de Londres et où il est né, en 1953, dans une famille ouvrière du vieux quartier populaire des Boroughs. De cette cité où il s’est enraciné, inviscéré, au point d’en sortir le moins possible, il a fait le sous-texte de nombre de ses œuvres. Une stratégie mûrement réfléchie pour échapper aux « impressions horizontales et passagères du voyageur ». Comme pour « parcourir, immobile et vertical, l’axe du temps et de la mémoire ».
Aveugle de l’œil gauche et quasi-sourd de l’oreille droite (« Mes handicaps m’équilibrent »), inscrit dès 5 ans à la bibliothèque municipale, le roux garçonnet est, à l’image de son père, un grand dévoreur de papier imprimé, récits mythologiques et romans de fantasy avant tout. Son premier livre de chevet est L’Ile magique, reportage dans une Haïti fantastique de l’Américain William Seabrook (1884-1945). Sa découverte, en 1962, des DC Comics (Superman, Batman) et surtout de l’univers Marvel (les Fantastic Four) sera décisive. A partir de 1965, son passage à la Grammar School de Northampton le fâche rapidement et à jamais avec l’institution scolaire. Mais l’épreuve est atténuée par la découverte d’autres classiques américains comme le Spirit de Will Eisner (1917-2005), ou le magazine humoristique Mad. Dessins et scénarios le magnétisant de plus en plus, il noue également avec la littérature fantastique et d’épouvante (Stoker, Lovecraft) et les classiques anglais (Chaucer, Shakespeare, Blake) des liens définitifs.
1972 est l’année du « Moorexit » : renvoyé du lycée pour deal de LSD, devenu citoyen de l’Angleterre underground, Moore passe à l’action. Il crée des strips humoristiques ou des séries de science-fiction pour des magazines comme Sounds ou Warriors. Décidant d’opter pour le seul scénario, il y rénove des séries vivotantes, publiant à partir de 1981, David Lloyd au dessin, un de ses premiers chefs-d’œuvre : V pour Vendetta (Zenda, 1989 ; rééd. Urban Comics, 2012), riposte graphique et libertaire au « fascisme rampant » de l’ère thatchérienne – le masque blanc de son héros deviendra d’ailleurs l’emblème des activistes d’Anonymous. Entrée définitive dans la légende
Mêlant érudition distanciée et humour dévastateur – pour lui un héros n’est jamais aussi sexy et éloquent que lorsqu’il est parodié –, profondeur psychologique et complexité dramatique, Moore est dès lors, en Grande-Bretagne, un scénariste-star, une célébrité qui lui attire le regard et les contrats de DC Comics. Cette douairière des comics américains lui confie la refondation de séries phares comme Swamp Thing (la vie fantastique de l’homme-gadoue des bayous américains) ou d’icônes-maison tels Superman ou Batman.
Mais c’est en 1986-1987 que Moore entre définitivement dans la légende en créant ex nihilo, avec le dessinateur Dave Gibbons, Watchmen (traduit par JeanPatrick Manchette, Zenda, 1987-1988 ; rééd. Urban Comics, 2012). Dans une Amérique qui voit Nixon entamer son quatrième mandat, une escouade de super-héros mis à la retraite anticipée continue d’assurer clandestinement la défense du citoyen. Monde flamboyant et angoissant à la narration complexe superbement maîtrisée, Watchmen, série mythique au succès international, est la première à paraître en recueil. Elle figure dans la liste, dressée par Time Magazine, des cent meilleurs romans anglophones de tous les temps.
Moore se partage dès lors entre des séries super-héroïques populaires (La Ligue des gentlemen extraordinaires, notamment, qui fait se rencontrer des mythes du XIXe siècle, comme Jekyll et Nemo) et des œuvres plus radicales telles From Hell, sur Jack l’Eventreur, ou Filles perdues, relecture pornographique de figures de la culture enfantine comme Alice ou Wendy. « Jérusalem », architecture textuelle vertigineuse
Aujourd’hui, Moore a renoncé au monde des comics qu’il a révolutionné et qui l’insupporte. Devenu, depuis 1993, un adepte de la magie pratique, en contact avec Glycon, divinité latine tardive, il a décidé d’entrer en littérature. En mettant sa science de la narration et son imaginaire au service d’une seule cause : Northampton. Sa cité natale apparaissait déjà, masquée ou sous pseudonyme, dans certaines de ses œuvres – la série Bojeffries ou l’avant-gardiste Big Numbers (non traduits). En 1996, elle avait été l’objet d’un roman choral, La Voix du feu (Calmann-Lévy, 2007), où douze récits, situés entre 4000 av. J.-C. et 1995, tissaient l’histoire tragique de la ville. Cette fois, dit-il, « je m’étais attaqué d’abord à l’ensemble de la région, en commençant par le néolithique. Puis je me suis rendu compte que je voulais me limiter à une zone de quelques dizaines d’hectares, celle où j’ai grandi. Mon départ du monde “comics” m’exaltait et me donnait de l’énergie pour un grand projet ».
Le chantier Jérusalem était ouvert. Dix ans durant, Moore a remis l’ouvrage sur le métier, aboutissant non à un pur roman mais, en trois fois onze chapitres, à une mosaïque littéraire. Une architecture textuelle vertigineuse qui articule monologue joycien, alexandrins, randonnées psycho-géographiques proches de celles d’un Iain Sinclair, dialogues dramatiques et surtout récits romanesques incessants où se mêlent pastiche d’Enid Blytonou de Chandler, vécus en temps réel et narrant, des pèlerins médiévaux aux SDF actuels, la geste urbaine du Northampton ouvrier, le monde des Boroughs.
Comme Ulysse, de Joyce (1922), le livre de Moore vise à dire la totalité sensible d’un quartier, de l’herbe folle du caniveau à la cheminée d’usine, du comptoir de pub aux sites historiques, en y inscrivant les fils entrecroisés de plusieurs vies individuelles et familiales. Un désir d’exhaustivité qui se complique encore du dédoublement d’un axe narratif conçu à la fois sur un plan horizontal (les vies et les lieux sont saisis chronologiquement) mais également vertical. Il y a ainsi trois Boroughs : celui de la grande ou de la petite Histoire, celui des morts locaux et des fantômes jouant avec les dates et les durées, celui enfin d’une tragédie familiale secrète. Avec Jérusalem, Alan Moore a fait de Northampton ce qu’elle est pour lui depuis l’enfance : le cœur ardent du monde britannique.
Critique
A la recherche d’un temps éperdu
Jérusalem (Jerusalem), d’Alan Moore, traduit de l’anglais par Claro, Inculte, 1264 p., 28,90 €.
Code: https://www.amazon.fr/Jérusalem-Alan-Moore-ebook/dp/B0743H6WMK
Blanc de craie, épais comme un grimoire, plus polyphonique qu’une cour de récréation, Jérusalem, référence à l’hymne de William Blake, épuise la réalité historique et sociale d’un quartier de Northampton, au cœur de l’Angleterre, en assure la transfiguration magique et spirituelle. Epuiser le lieu, Moore y parvient grâce à un monde inouï de personnages, restaurateur de fresques ou prostituée, poète alcoolique, moine pèlerin et détective privé, femme peintre, démon. Se joignent au chœur Cromwell, Beckett ou la fille de Joyce, personnalités passagèrement liées à une ville historique au rôle aussi marquant que mésestimé.
Faire de Northampton la nouvelle Jérusalem des Midlands, Moore y parvient par le fantastique et le merveilleux. En seconde partie, il se lance, de fait, sur les traces d’une bande d’« enfantômes » qui jouent au temps comme à la marelle, forant des terriers dans l’épaisseur de l’Histoire. Moore y parvient ensuite en se lançant à la recherche d’un temps éperdu, faisant de « l’axe du temps » un personnage de roman et un puissant ressort dramatique.
Avec Jérusalem, Alan Moore donne une clé de voûte et un accomplissement basilical à une œuvre de conteur visionnaire entamée il y a près de cinquante ans, à Northampton, ombilic magique et épicentre oublié de l’histoire anglaise.
_________________ « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »Влади́мир Ильи́ч Улья́нов This is such a mind fuck.
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