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C’était il y a moins d’un an. Le 19 octobre 2015, la scène politique canadienne bascule : les libéraux de Justin Trudeau battent le Parti conservateur (droite), et l’ancien premier ministre, Stephen Harper, s’efface après dix ans de pouvoir. Ce soir-là, Justin Trudeau, 43 ans, fait une allocution devant ses partisans. « Plusieurs d’entre vous s’inquiètent que le Canada ait perdu sa compassion et son apport constructif dans le monde au cours des dix dernières années. J’ai un message simple pour vous : nous sommes de retour », lance-t-il.
Il reprendra ce discours d’ouverture plusieurs fois après sa nomination comme premier ministre, le 4 novembre 2015. « Le Canada a appris à être fort non pas malgré ses différences, mais grâce à elles, et à l’avenir, cette capacité sera au cœur à la fois de ses succès et de ce qu’il peut offrir au monde », explique-t-il ainsi à Londres.
Dans un pays où se côtoient deux langues officielles et des dizaines de cultures différentes, non sans tensions identitaires, Justin Trudeau défend clairement le multiculturalisme. Gestes symboliques à l’appui. Le 12 septembre 2015, il prononce un discours de fraternité dans la mosquée d’Ottawa ; le 11 octobre, toujours à Ottawa, il participe, turban sur la tête, à une fête traditionnelle sikhe ; le 31 juillet 2016, il rejoint, à Vancouver, la marche annuelle de la communauté homosexuelle. Au même moment, le pays s’organise pour accueillir 25 000 réfugiés syriens, alors que l’Europe et les Etats-Unis s’empêtrent dans des débats tendus sur cette question.
En un an de pouvoir, Justin Trudeau est ainsi devenu l’anti-modèle de tous les nationalistes identitaires. La philosophie politique qui guide sa démarche ? Le jeune premier ministre soutient l’idée que le Canada est le premier Etat « postnational » : un pays qui ne se définit plus en fonction d’une identité nationale unique, d’une ethnie majoritaire ou d’un langage dominant, mais à travers des valeurs partagées par tous ses habitants, comme la compassion et l’entraide. Un discours qui, pour le moment, a le soutien de l’opinion.
Selon les derniers chiffres publiés, le 20 septembre, par la firme canadienne de sondages Nanos Research, 69 % des Canadiens estiment que Trudeau a les qualités d’un bon leader politique. La lune de miel se poursuit donc entre les citoyens et ce premier ministre qui n’a pas le profil traditionnel des hommes politiques : alors que ses prédécesseurs étaient juristes ou hommes d’affaires, il a été instructeur de « planche à neige », enseignant et militant défenseur du bénévolat.
Au cours de ses études, puis durant sa rapide carrière politique – il a été élu comme député en 2008, puis chef du Parti libéral du Canada (PLC) en 2013 –, Justin Trudeau n’a ainsi laissé aucun écrit substantiel. Le jeune homme souffre alors de la comparaison avec son père, Pierre Elliott Trudeau, considéré comme l’un des premiers ministres les plus importants du Canada.
Ce grand politique, qui dirigea le gouvernement de 1968 à 1979 puis de 1980 à 1984, ne s’est en effet pas contenté de rénover la Constitution du pays, dans laquelle est inscrite la Charte canadienne des droits et libertés. Il est aussi le père fondateur du « multiculturalisme canadien », qui prône la coexistence des cultures dans le pays. Et celui qui a aboli la peine de mort, légalisé le divorce, décriminalisé l’avortement et l’homosexualité.
Mais Justin Trudeau n’est pas pour autant un invertébré intellectuel, estime Guy Laforest, professeur de sciences politiques à l’université Laval, à Québec. Selon lui, le premier ministre est le fils spirituel d’un certain « idéalisme canadien », un courant de pensée qui rassemble des figures comme Michael Ignatieff, un ancien dirigeant du parti libéral (2008-2011), professeur à Harvard et ardent champion des droits de la personne, John Ralston Saul, le défenseur d’une « civilisation métis », ou encore Charles Taylor, le philosophe qui est devenu le chantre du multiculturalisme et des « accommodements raisonnables ». Un Canada qui apporte, comme le souhaitait Pierre Elliott Trudeau, une contribution intellectuelle forte à l’édification de l’humanité du XXIe siècle.
Une chose est certaine : les idées que Justin Trudeau met en avant sont ancrées dans les fondements de sa formation politique. Le Parti libéral du Canada (PLC), qui est la plus vieille formation politique du pays, est historiquement centriste, mais à gauche sur certains sujets. « C’est un parti qui essaie depuis longtemps d’accomplir ce que Raymond Aron appelle la synthèse libérale sociale » en tentant notamment de corriger les inégalités produites par le capitalisme, explique Marc Chevrier, professeur au département de science politique à l’université du Québec, à Montréal.
Selon lui, grâce à Justin Trudeau, le parti a renoué avec ces valeurs. Sa promotion du multiculturalisme, son désir de ramener le Canada dans les institutions internationales, son discours sur la construction d’une nation économiquement forte portent la marque du parti. Marc Chevrier le confirme : « Sur le plan symbolique et idéologique, il est un continuateur du néonationalisme à vocation idéaliste. » Et s’il semble apporter un vent de fraîcheur, il s’inscrit très bien dans la tradition libérale canadienne fondée au XIXe siècle. Tout en y ajoutant des éléments de gauche au goût du jour, qui ne font pas beaucoup de vagues chez les Canadiens, comme la légalisation de la marijuana.
« Je vois Justin Trudeau comme un continuateur du Parti libéral à ses moments les plus forts et les plus innovants, ceux des années 1940 », estime Bradley Miller, professeur d’histoire à l’université de Colombie-Britannique, à Vancouver. A l’époque, précise-t-il, le PLC avait changé son image de marque avec l’aide d’une firme publicitaire pour devenir « un parti libéral qui distingue le progrès du changement » : il défendait des politiques progressistes sans préconiser des transformations fondamentales de la société.
Cette position originale permet alors à la formation centriste de grappiller à gauche et à droite, sans paraître incohérente. Le jeune premier ministre, en s’inscrivant dans ce courant, fascine l’historien. « Ce qu’il propose, c’est le progrès gérable et abordable, qui n’effraie pas les gens », résume Bradley Miller. Il lui rappelle beaucoup un ancien premier ministre canadien, le conciliant, l’optimiste, le modéré Wilfrid Laurier, qui avait été chef d’Etat… en 1896.
Un îlot de diversité et de tolérance
S’il déclare ne pas être pas un intellectuel comme son père, Justin Trudeau est de fait en train de continuer son œuvre, ou de la compléter. Pierre-Elliott Trudeau avait posé les jalons du multiculturalisme canadien : Justin Trudeau, lui, est « postmulticulturaliste », au sens où il veut incarner ce Canada « postnational » qui revendique sa pluralité, affirme Frédéric Boily, politiste à l’université de l’Alberta. Si bien qu’on a l’impression, ajoute-t-il, que le Canada est un îlot de diversité et de tolérance dans le monde occidental, épargné par la montée du nationalisme, de la xénophobie et du populisme.
Un an après le début de son mandat, le premier ministre aurait-il donc fait un sans-faute ? Le doctorant en sciences politiques Jordy Cummings, de l’université York, à Toronto, propose un point de vue plus nuancé. Ce politiste, qui milite pour les droits des travailleurs, a publié le 9 septembre un article dans le magazine Jacobin, de gauche, au titre évocateur : « Justin Trudeau n’est pas votre ami ».
Il y énumère les contradictions qui émaillent, selon lui, la politique du chef de gouvernement : il promeut les droits de la personne sur la scène internationale tout en vendant des blindés légers à l’Arabie saoudite ; il n’intervient pas dans des négociations entre la Poste canadienne et les syndiqués, tout en soutenant l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada qui menace, selon lui, des emplois locaux.
Si les analystes divergent sur la lecture de ces gestes, une idée commune les réunit : les mois à venir seront révélateurs. Dans plusieurs dossiers – enjeux autochtones, défense de l’environnement, débats économiques et sociaux –, le premier ministre devra trancher. Il a formulé des promesses, comme la réforme du mode de scrutin ou la réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais les décisions concrètes, elles, se font attendre. Quand elles seront prises, l’aura de Justin Trudeau leur survivra-t-elle ?