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L’empire grandissant de la BD
De nombreux éditeurs généralistes publient désormais de la bande dessinée, ou se préparent à le faire. Et en particulier des BD de non-fiction.
LE MONDE DES LIVRES | 14.12.2016 à 17h05 • Mis à jour le 15.12.2016 à 06h41 | Par Frédéric Potet
Qui aurait misé la moindre livre syrienne ou le moindre dinar irakien sur le succès de L’Arabe du futur, de Riad Sattouf (Allary), en mai 2014, au moment de son lancement ? L’affaire n’était pas gagnée, convenons-en : comment imaginer qu’une autobiographie dessinée se déroulant il y a trente ans au Moyen-Orient, écrite par un auteur moyennement connu hors du monde de la bande dessinée, puisse rassembler autant de lecteurs ? Cette question ne se pose plus. Les trois volumes de la série publiés à ce jour – cinq sont prévus en tout – auraient atteint le million d’exemplaires vendus, d’après son éditeur.
Si le talent de raconteur de Riad Sattouf est pour beaucoup dans le phénomène, la spécificité éditoriale du titre n’y est pas étrangère non plus. L’Arabe du futur n’est pas publié par une maison spécialisée de bande dessinée, en effet, mais par un éditeur de littérature. Son fondateur, Guillaume Allary, a bourlingué dans le milieu – Flammarion, Hachette Littératures, Nil – avant de créer sa propre structure fin 2013. Riad Sattouf, dont il publia Retour au collège en 2005 (Hachette Littérature), fut alors l’une de ses premières signatures. Il est aujourd’hui le seul dessinateur de son catalogue.
Pas un auteur de BD, un auteur
« Je ne le considère pas comme un auteur de BD, mais comme un auteur tout court, c’est-à-dire quelqu’un qui possède une force littéraire, indique Guillaume Allary. Je travaille ses livres comme je le fais pour tout romancier. » Concrètement, L’Arabe du futur a été distribué en priorité dans le réseau des librairies généralistes, avec pour objectif de « toucher des lecteurs qui ne sont pas des lecteurs de BD à la base ». La recette a fonctionné au-delà des espérances : « Quand il est en dédicace, Riad entend souvent les gens lui dire que son livre est la première BD qu’ils ont lue depuis longtemps. »
Séduire un public ne demandant qu’à replonger dans un genre littéraire familier, laissé de côté à un âge ou à un autre, serait-il le nouveau graal de l’édition française ? Jamais, en tout cas, autant de maisons de littérature ou de sciences humaines n’ont publié de bandes dessinées qu’actuellement. Si certaines occupent le secteur depuis déjà plus de dix ans, comme Denoël (2003), Actes Sud (2004) ou Gallimard (2005), d’autres y viennent ou y reviennent, sporadiquement, comme Grasset, ou de manière plus affirmée comme Les Arènes. La tendance va se consolider en 2017, année où La Découverte devrait lancer une Histoire de France dessinée, Michel Lafon publier les premiers albums de son nouveau département BD, et Le Seuil adapter au roman graphique des titres issus de son fonds.
Cet intérêt pour un genre longtemps dénigré n’est pas un hasard : il doit beaucoup à l’élargissement des thématiques désormais traitées par le 9e art, notamment en matière de non-fiction. Reportages, biographies, témoignages, essais se multiplient sous forme graphique depuis quelques années. En s’acoquinant au « réel », la BD ne pouvait pas ne pas échapper à l’attention d’acteurs dont c’est aussi le métier. « Tant mieux, salue Guy Delcourt, patron du groupe du même nom et président du groupe Bande dessinée du Syndicat national de l’édition (SNE). Voir la bande dessinée sortir du village ne fera qu’accroître sa légitimité. »
De jolis succès et une stratégie validée
Amusant contre-pied, n’en grinceront pas moins certains. Tout ce qui rendait autrefois suspect le média fait aujourd’hui sa plus-value pour aborder des sujets « sérieux ». « La bande dessinée est une promesse de divertissement », témoigne Laurent Beccaria, le fondateur des Arènes, tout à sa joie d’avoir vu une BD, La Présidente, devenir l’un de ses best-sellers de l’année 2016, avec 120 000 exemplaires vendus. Fruit de la collaboration entre l’universitaire François Durpaire et le dessinateur Farid Boudjellal, ce récit d’anticipation imagine ce que deviendrait la France si Marine Le Pen accédait à l’Elysée. « Un éditeur de BD aurait probablement réalisé une satire à partir de ce sujet, parce qu’il n’aurait pas trouvé d’auteur légitime pour en faire une œuvre de politique-fiction », assure le patron des Arènes.
D’autres jolis succès ont validé la stratégie de la maison d’édition, comme Sex Story, une histoire de la sexualité en BD écrite par le psychiatre Philippe Brenot et dessinée par Laetitia Coryn (2016, 20 000 exemplaires), ou Economix, de Michael Goodwin et Dan E. Burr, un récit de vulgarisation économique acheté à un éditeur américain (2014, 10 000 exemplaires). « Je ne dirais pas que tout marche, mais presque », constate Laurent Beccaria, qui entend prochainement doubler son catalogue BD (sept ou huit titres par an actuellement).
Le Seuil aussi souhaite se développer dans le secteur. Lancé un peu par hasard en 2015, Carnets de thèse – premier album d’une inconnue, Tiphaine Rivière, racontant les déboires des doctorants – s’est vendu à 35 000 exemplaires. La maison d’édition, qui vient de sortir une évocation en BD de la guerre d’Algérie par l’historien Benjamin Stora (avec Sébastien Vassant au dessin), nourrit un vaste projet, en partenariat avec Delcourt : adapter graphiquement des « grands classiques » de son fonds de sciences humaines. Qui, de Barthes ou Bourdieu, passera le premier par l’épreuve du phylactère ? Mystère. « S’essayer à la bande dessinée est un moyen de sortir de nos niches, alors même que nos relais habituels, comme l’université et la presse, sont fragilisés », souligne Séverine Nikel, la directrice éditoriale du département concerné.
La même dynamique est espérée du côté de La Découverte et de son Histoire de France en vingt tomes, associant des historiens et des bédéistes, en coédition avec La Revue dessinée (trimestriel d’« informations dessinées »). Le premier sera réalisé par Sylvain Venayre et Etienne Davodeau. Il s’agira d’un road-trip dans lequel – attachez vos ceintures ! – Michelet, Jeanne d’Arc, Molière, Marie Curie et Alexandre Dumas père iront sonder l’« identité française ». Suivront un album sur les Gaulois, de Jean-Louis Brunaux et Nicoby, et un autre sur l’ère gallo-romaine, de Blaise Pichon et Giacomo Nanni. Quatre années seront nécessaires pour boucler la collection.
D’autres formes de diffusion de la connaissance
Mais cette bédémania n’échappe pas à des éditeurs de moindre envergure, qu’ils s’essaient à l’histoire ou, plus classiquement, à la fiction. Vuibert, qui publie en moyenne un roman graphique par an, dans l’idée de trouver d’autres formes de diffusion de la connaissance, vient de faire paraître Louise Michel. La Vierge rouge, de Mary et Bryan Talbot, une biographie dessinée. Viviane Hamy a, elle, adapté en roman graphique un essai autobiographique de Karim Miské n’ayant guère marché en librairie, dans l’espoir de « trouver un public plus jeune, sous une forme plus adaptée » : N’appartenir (2014) est ainsi devenu S’appartenir, sous le pinceau d’Antoine Silvestri.
Dans un tout autre registre, une maison plus « commerciale » comme Michel Lafon vient d’enrôler une éditrice de Casterman, Laetitia Lehmann, pour étoffer son catalogue BD, alimenté jusque-là par des titres coédités avec Bamboo. Son programme brassera large puisqu’il proposera aussi bien des romans graphiques que des recueils de gags de youtubeurs à succès. « Les éditeurs se lancent dans la BD parce qu’il s’agit d’un secteur en pleine évolution, tant en matière de contenus que de formats », estime Laetitia Lehmann.
La grande question est de savoir si la greffe prendra. Depuis les années 1960 et Eric Losfeld – qui publia Barbarella, de Forest (1962), ou Lone Sloane, de Druillet (1966) –, l’intérêt des maisons de littérature pour la bande dessinée a connu des fortunes diverses, avant le boom actuel. L’une des plus stimulantes aventures BD des années 1980 et 1990 s’est faite sous l’égide d’Albin Michel, avec l’acquisition du mensuel L’Echo des savanes et de son écurie d’auteurs (Manara, Baru, Margerin…). Maus, le chef-d’œuvre d’Art Spiegelman, a, lui, été publié en France par Flammarion (1987-1992).
Mais l’histoire est aussi jonchée d’échecs cuisants : en 2007, une collection du Seuil, dont l’ambition était d’explorer la vie politique en bande dessinée, s’est arrêtée au bout de quatre titres ; la branche BD de Robert Laffont a à peine fait mieux l’année suivante ; idem du label commun créé par L’Olivier et Cornélius en 2013.
Avancer avec prudence
Certaines maisons ont su toutefois pérenniser une activité en misant sur la fiction, en dehors de toute mode. Ainsi Denoël et Actes Sud, qui publient entre deux et cinq albums par an grâce, respectivement, à Jean-Luc Fromental et Thomas Gabison. Gallimard a également avancé avec prudence à ses débuts, avant de connaître un énorme succès avec la série Aya de Yopougon, de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie (600 000 exemplaires vendus depuis 2005). Deux prix majeurs sont venus récompenser en 2016 les efforts de l’illustre maison de littérature : le Fauve d’or du festival d’Angoulême pour Ici, de Richard McGuire, et la Pépite d’or du Salon du livre jeunesse de Montreuil pour Dans la forêt sombre et mystérieuse, de Winshluss. Gallimard est aussi l’actionnaire majoritaire de Futuropolis et de Casterman.
De là à penser que les « généralistes » viendront supplanter un jour les « spécialistes », le pas est sans doute trop vite franchi. « Vont-ils nous prendre des parts de marché ou plutôt étendre le marché en question ? », préfère se demander Guy Delcourt qui, ironie de l’histoire, vient de créer un département de littérature sous sa propre bannière. Les premiers romans de Delcourt Littérature verront le jour en 2018. Dix nouveautés seront publiées par an. L’Américain Kevin Powers et l’Allemand Dirk Kurbjuweit sont les premières recrues de l’éditrice Emmanuelle Heurtebize, ancienne de 10/18 et de Stock. « On devrait bien s’amuser graphiquement sur les couvertures », promet cette dernière. C’est le minimum, en effet.
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