Littérature - référencé par FdM -
Eric Dunning, "Approche figurationnelle du sport moderne. Réflexions sur le sport, la violence et la civilisation",
Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, n° 106, avril-juin 2010, p. 177-191 - p. 12 -
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Cet article d'Eric Dunning est paru dans le numéro spécial de
Vingtième Siècle consacré à Norbert Elias, le grand sociologue allemand, théoricien du "processus de civilisation" que l'Occident aurait connu entre le XIIe et le XXe siècle.
Il s'agit ici pour l'auteur d'aborder les rapports entre le football et le hooliganisme. En préalable, il revient sur l'émergence du sport moderne, dans lequel les
public schools anglaises ont joué un rôle central. Toutes les formes modernes du jeu découlent de leurs ancêtres britanniques, irlandais, italiens ou du Nord de la France, qui étaient des jeux beaucoup plus brutaux et beaucoup moins réglementés.
L'exemple de Chester, au XVIe siècle, montre que l'on essaie de convaincre la population d'accepter des alternatives fonctionnelles au "football", en raison de son caractère violent, proche de notre actuel hooliganisme. (Ici, on remplace la partie de football par une course à pied).
En fait, les formes traditionnelles et populaires du football furent en butte aux attaques des autorités centrales et locales au moins dès 1314 (interdiction par Edouard II à Londres). Néanmoins, ces formes anciennes du jeu ne commencèrent à être marginalisées culturellement qu'à partir du XIXe siècle.
En réaction aux règles édictées à Rugby, les aristocrates d'Eton fondent celles qui préfigurent le foot moderne en imposant un tabou presque absolu sur l'utilisation des mains dans le jeu. Les élèves d'Eton exigent ainsi de leurs joueurs qu'ils apprennent à exercer un autocontrôle de très haut niveau. Les anciens d'Eton, devenus étudiants de Trinity College (Cambridge) jouèrent un rôle prépondérant dans les règles édictées en 1863, qui constituèrent la base centrale des règles de la Football Association. La popularité du football par rapport à celle du rugby se développa avec les débuts de FA Cup en 1871-1872. Le jeu commença à être regardé et pratiqué principalement par la classe ouvrière et, à son plus haut niveau, devint professionnel. Ce renversement fut à l'origine de la célèbre maxime d'un principal de collège : le football est "un jeu de gentilshommes pratiqué par des hooligans" et le rugby un "jeu de hooligans pratiqué par des gentilshommes".
Le hooliganisme s'est implanté à travers le monde entier. Selon les hooligans eux-mêmes, la violence de groupe est une véritable drogue (Jay Allan, un des leaders des Aberdeen Casuals, affirma que les bagarres au football procuraient un plaisir plus grand que le sexe). Pour les personnes concernées, cette violence a d'abord à voir avec l'affirmation de la masculinité, les identifications et les luttes territoriales, l'excitation. Les hooligans évoquent le respect qu'ils obtiennent de leurs homologues et de la crainte qu'ils espèrent inspirer à leurs ennemis à travers leurs exploits.
Le fait que les troubles violents sont associés au football plus qu'à tout autre sport semble être en corrélation avec la composition sociale du public : entre 1968 et 1987, la majorité des spectateurs en Angleterre sont des hommes issus des niveaux les plus bas de l'échelle sociale. L'aptitude au combat et la volonté de se battre constituent des facteurs d'intégration au groupe et apporte un certain prestige. Ce type d'habitus violent a tendance à se renforcer dans la mesure où ces hommes vivent et travaillent dans un environnement caractérisé par une forte ségrégation entre les sexes et les groupes d'âge.
Cependant, il est faux de considérer le hooliganisme comme uniquement lié à la classe sociale. Le problème se pose différemment en fonction des lignes de fracture propres à chaque pays. En Angleterre, ce sont les inégalités, les disparités sociales et régionales qui comptent ; en Ecosse et en Irlande du Nord, le sectarisme religieux ; en Espagne, les nationalismes ; en Italie, les particularismes liés aux villes et la division Nord-Sud ; enfin en Allemagne, les relations entre générations et celle entre l'Est et l'Ouest. Toutes ces fractures correspondent à des figurations établis-exclus impliquant de très forts liens au sein du groupe ("nous") et un très fort antagonisme envers les "étrangers" ("eux").
L'association du hooliganisme est aussi fonction de la couverture médiatique mondiale dont bénéficie ce sport. La création de mythes peut avoir une influence sur la perception du public.
En référence bibliographique : Nobert Elias et Eric Dunning,
Sport et civilisation : la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994.